«C'est l’aventure entrepreneuriale la plus riche de ma vie. Sans commune mesure avec le reste.» Dans son domaine du Cher, à quelques kilomètres de la gare de Vierzon, Eric Larchevêque se laisse emporter par la nostalgie. Le personnage n’est pourtant pas du genre lyrique : aujourd’hui connu dans toutes les chaumières de France comme membre du jury de l’émission de M6 «Qui veut être mon associé ?», cet entrepreneur fait en temps normal dans le pragmatisme. «Le registre émotionnel de la sphère personnelle n’a pas sa place dans l’univers professionnel», écrit-il ainsi dans un message sur les réseaux sociaux. Mais à l’évocation de la Maison du Bitcoin, l’un de ses premiers bébés, il sourit en songeant au passé, lui qui affirme «ne jamais vouloir regarder en arrière». Il faut dire que cette fameuse «Maison» a engendré deux sociétés que l’on peut qualifier de «success stories» : Coinhouse, courtier spécialisé dans la vente de cryptomonnaies, et Ledger, firme spécialisée dans la sécurisation des cryptoactifs et leader de son secteur, avec plus de 7 millions d’appareils de sécurisation vendus dans le monde en dix ans. Pourtant, rien n’était écrit lorsque la Maison du Bitcoin s’est installée au 35, rue du Caire, en plein Sentier, en 2014. Ce comptoir de vente de bitcoins émerge de l’imagination d’Eric Larchevêque et de Thomas France, qui se sont rencontrés quelques années plus tôt lors d’un «apéro entrepreneurs» alors que le deuxième sortait de l’Ecole des ponts. Eric Larchevêque, lui, a déjà fait fortune avec la revente en 2007 de Montorgueil, une société qui abritait une application de rencontre et un site pour adultes. Ensemble, ils fondent Prixing, un comparateur de prix en ligne, qu’ils cèdent en 2014. Avec le fruit de cette vente, ils décident de se lancer dans le bitcoin.
Au pire moment. La plateforme en ligne de vente de bitcoins Mt. Gox vient de s’effondrer à la suite d’un piratage. La réputation de la cryptomonnaie est au plus bas, comparée tantôt à la tulipe (à l’origine d’une bulle spéculative au XVIIe siècle aux Pays-Bas) par les économistes, tantôt à la monnaie du crime par les autorités. «C’était complètement à l’opposé de l’atmosphère du moment : les gens nous déconseillaient de le faire. Et plus on me dit de ne pas y aller, plus je trouve ça génial», sourit Eric Larchevêque. «On avait du cash, et cette technologie Bitcoin arrive à nous. Nous sommes tombés dans le terrier du lapin. C’est devenu le Napoléon en or de notre génération, se souvient Thomas France, arrosé du soleil du Sud, où il réside au moment de cet entretien. Ce qui m’a interpellé, c’est vraiment ce concept de contrat établi sans tiers de confiance. Et nous sentions que cette idée suscitait un intérêt dans le monde, au-delà de la niche académique.» Les deux hommes ne se trompent pas. Leur comptoir de vente de bitcoins devient rapidement le centre névralgique des passionnés de la «pilule orange», surnom de la première des cryptomonnaies, à un moment où l’attrait du gain ne constitue pas la motivation principale des visiteurs. «Nous étions vraiment poussés par des idéaux. Nous voulions développer le bitcoin en tant que moyen d’émancipation, sans notion de spéculation. C’était beau, à la limite de la naïveté, tant nous agissions avec la volonté de le porter comme un outil de liberté», développe Eric Larchevêque, décidément exalté.
Outre la vente de cryptomonnaies et les conseils aux néophytes, le «35, rue du Caire» rassemble aussi d’autres entrepreneurs. Des hackathons, grand-messes dédiées au codage, sont organisés et donnent vie à de nouvelles sociétés. «Toutes les populations s’y croisaient : des passants, des patrons d’entreprise, des développeurs. C’est devenu un lieu pour échanger et itérer, décrit Thomas France. Pierre-Marie (Padiou) y a créé Acinq (société spécialisée dans les portefeuilles de paiement bitcoin), Richard Caetano était également dans cet espace lorsqu’il a monté Stratumn.» Une firme pionnière de la blockchain, dont certains membres ont par la suite donné naissance à la licorne Sorare ou la start-up Cohort. Un lieu de vie donc, qui connaît aussi son lot de difficultés, entre les baisses du cours accompagnées du désintérêt public et les déboires causés par des partenaires bancaires peu compréhensifs à l’égard des activités liées au bitcoin. «C’était une époque pleine de jugements à l’emporte-pièce : la crypto finançait le terrorisme ou servait à blanchir de l’argent. Nos comptes en banque étaient régulièrement fermés,» renchérit Larchevêque.
Mais l’entreprise résiste, grandit et développe même une autre activité après une rencontre avec des passionnés de sécurité, dotés d’une solution avec une carte à puce. Ils s’appellent Vanessa Rabesandratana, Olivier Tomaz, Cédric Mesnil, Joël Pobeda, David Balland et Nicolas Bacca, et représentent une alliance entre deux entreprises, BTChip et Chronocoin. Cette petite équipe basée à Vierzon rallie donc Paris et la Maison du Bitcoin. «Un hackathon y était organisé et nous l’avons gagné avec un projet de distributeur de cartes à puce pour bitcoins, se souvient Nicolas Bacca. En rencontrant Eric et Thomas, nous avons très vite compris que nous étions complémentaires. Nous n’avons pas discuté longuement avant de démarrer Ledger.» Les deux activités se déroulent simultanément dans une effervescence propre aux start-up. «On voyait ce qui se passait au comptoir de vente, poursuit Nicolas Bacca. J’étais plus focalisé sur Ledger, mais on pouvait consacrer une heure ou deux à expliquer Bitcoin à un client parce qu’à l’époque, il n’y avait rien d’autre. Puis, en 2017, lors de l’explosion du bitcoin, les gens ont commencé à faire la queue dehors.»
De la rue au sommet de l'Europe, l'ambition de Coinhouse
Le bitcoin atteint ses premiers sommets et passe en l’espace de quelques semaines de 1 000 à 10 000 euros, puis 15 000, puis à près de 20 000. C’est le moment où les équipes font sécession. Ledger poursuit un chemin déjà très prometteur tandis que la Maison du Bitcoin devient Coinhouse, avec un certain Nicolas Louvet à sa tête : un financier, convaincu par Bitcoin et déjà investisseur au sein de l’entreprise. «Nous ne pouvions pas tout faire sous la même ombrelle, explique Thomas France. Il fallait que les deux projets aient leurs équipes dédiées. Nico Louvet, on le connaissait depuis Prixing, et il nous avait beaucoup aidés sur des sujets d’entreprises, des levées de fonds. Il avait de quoi en faire un super projet, dans un contexte où il y a des process de régulation et d’interface avec le monde réel plus complexes que pour des produits comme Ledger.» Sept ans après sa nomination, le comptoir de la Maison du Bitcoin a fermé ses portes, mais Nicolas Louvet est toujours en poste, non sans avoir lui-même vécu quelques embûches : partenaires bancaires ou prestataires de paiement se retirant unilatéralement et, surtout, le dépôt de bilan en 2023 de la plateforme de prêts cryptos Genesis, fragilisée par la chute de FTX. Coinhouse est l’un de ses créanciers, à hauteur de 14,8 millions de dollars. La plateforme française vient certes de conclure une levée de 40 millions d’euros mais elle vacille.
Les clients des livrets d’épargne de Coinhouse sont affectés, même si la majorité est aujourd’hui remboursée. Nicolas Louvet a avalé des couleuvres, restructuré, sans dévier de la route initiale. «Il y a des moments violents. Il peut y avoir des investisseurs mécontents, qui ne comprennent pas que c’est un marché avec des cycles, nous confie-t-il. Mais j’ai toujours fixé des objectifs ambitieux, comme faire 200 000 euros de chiffres d’affaires par mois. On l’a dépassé il y a bien longtemps. Notre mission est européenne. Nous avons toujours un rôle de conseil, il y a encore des gens qui viennent nous voir pour configurer leur clé Ledger et nous le faisons. Mais ma vision, aujourd’hui, est bien éloignée de la Maison du Bitcoin. Nous voulons devenir une grande banque crypto au sein de l’Union européenne.» Une vision qui n’est pas pour déplaire à Thomas France. «Coinhouse, c’est un projet qui a beaucoup de sens, porté par un Nicolas Louvet qui a faim, assure le cofondateur. Il a réussi à passer d’un profil d’investisseur à celui d’un vrai entrepreneur. J’ai beaucoup de confiance en Coinhouse : c’est une ligne de mon portefeuille que je garderai jusqu’à la fin.»
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