
«Hey c’est Duo, tu as 5 minutes pour ta leçon d'espagnol ?» Il est 22 heures, un horaire idéal pour que Duolingo envoie sur le smartphone de ses utilisateurs un dernier message signé de la mascotte de cette application de langues vivantes, une petite chouette verte aux grands yeux. Ni une ni deux, on abandonne alors ce que l’on faisait pour se lancer dans une série d’exercices, qu’il s’agisse de textes à trous ou de mots à traduire. Il faut dire que le «Duolingonaute» ne connaît que trop la punition encourue en cas de flemme : perdre les points d’expérience acquis, et repartir de zéro…
Sur les forums Internet et les réseaux sociaux, nombreux sont ceux à exposer leurs «séries» (« streaks », en anglais) et dépassant ainsi les 200, voire 300 jours d’utilisation consécutive de l’application. Difficile de toute façon d’échapper à la chouette, qui noie ses adeptes sous les notifications, sans lasser. L’algorithme maison sait en effet composer des dizaines de messages aussi impertinents que différents, et personnalisés selon le niveau de langue atteint.
Déjà plus de 10 millions d'abonnés payants
Rendre amusant et addictif un apprentissage des langues d’ordinaire barbant, quand il n’est pas intimidant : ce n’est pas le plus mince exploit de cette application américaine, créée en 2011 par un professeur guatémaltèque, Luis Von Ahn, avec un de ses étudiants, le Suisse-Américain Severin Hacker. En moins de quinze ans, le service a supplanté les pionniers du secteur, comme l’allemand Babbel, et monopolise 90% du marché des cours de langues sous format numérique. Selon les résultats 2024, présentés fin février, ils sont désormais 41 millions d’utilisateurs à apprendre quotidiennement une langue parmi la quarantaine disponibles, notamment aux Etats-Unis, en Allemagne, au Brésil, en Chine, en Inde et en France.
Et la tendance se confirme en ce début d'année puisque l'entreprise vient de publier d'excellents chiffres. "Le premier trimestre 2025 a été un début d'année exceptionnel. Nous avons dépassé les 10 millions d'abonnés payants et enregistré une croissance de 38% de notre chiffre d'affaires", a déclaré Luis von Ahn dans un communiqué financier diffusé fin avril.
Les investisseurs sont aussi sous le charme, et ont porté cet hiver la valorisation de la société, cotée depuis 2021, à un sommet de 17 milliards de dollars. Cette «edTech» (pour Education Technology), qui compte déjà un millier de salariés, semble avoir un boulevard devant elle : alors même que le digital ne pèse qu’un quart du marché de l’apprentissage des langues, l’ensemble du gâteau devrait atteindre 52 milliards de dollars en 2032, selon le cabinet Business Research.
Gratuite au démarrage, l’application a réussi à convaincre ses utilisateurs de basculer vers un format payant. Pour se débarrasser des pubs, qui émaillent chaque fin de leçon, ou éviter de multiplier les achats ponctuels d’options. Mais aussi pour accéder à des exercices plus élaborés, comme des conversations vidéos avec une intelligence artificielle (comptez de 6,99 euros à 13,99 euros par mois selon les versions). En 2024, ces abonnements ont pesé pour 81% des 748 millions de dollars de revenus perçus par la société. Décidément déterminée à disrupter son secteur, l’entreprise a aussi créé son propre test d’aptitude en anglais, le DET (Duolingo English test). D’ores et déjà reconnu par plus de 5600 institutions à travers le monde (dont l’Edhec, Neoma ou Sciences po en France), il coûte environ trois fois moins cher que le fameux Toefl. Et rapporte déjà 6% du chiffre d’affaires, soit 45 millions de dollars, presqu’autant que les pubs !
"Ce n'est pas en cinq minutes par jour sur un smartphone que l’on progresse vraiment"
Inutile de préciser que les jeunes constituent la clientèle privilégiée du service. En jouant à ces exercices ludiques, cette cible complète son visionnage de séries TV en langue originale. Les pics de connexion enregistrés par Duolingo semblent d’ailleurs liés à l’actualité du petit écran. Comme fin 2024, quand la langue coréenne a profité de la diffusion sur Netflix de la deuxième saison de la série coréenne "Squid Game". Quant au boom du mandarin, enregistré outre-Atlantique, il doit sans doute beaucoup aux menaces de l’administration Trump de fermer la version en langue locale de l’application chinoise TikTok.
Mais les polyglottes en herbe peuvent-ils vraiment se fier à l’application ? «En apparence, c’est plutôt une bonne surprise, car il y a un effort de design et de scénarisation, juge Pascal Marquet, doyen de la faculté des sciences de l’éducation au sein de l’Université de Strasbourg. Sauf qu’apprendre une langue, ça demande une immersion et un fort investissement. Ce n'est pas en cinq minutes par jour sur un smartphone que l’on progresse vraiment.» A la longue, la petite chouette prend donc le risque de décevoir ses fans. Ce n’est d’ailleurs pas la seule ombre au tableau. «La limite de ce type de business, c’est que les anglophones n’ont nativement pas vraiment besoin d’apprendre une langue étrangère», rappelle un professionnel du secteur. Pour nourrir sa croissance, Duolingo devra donc réussir à s’exporter, pour couvrir un maximum de pays. Pour l’heure, l’anglais (50% des élèves), l’espagnol (20%) et le français (10%) concentrent l’essentiel des apprentissages.
Aussi populaire soit-elle, l’application devra aussi composer avec le développement de l’intelligence artificielle (IA) et de ses robots conversationnels toujours plus puissants et bilingues, comme ChatGPT. C’est pourquoi Duolingo se diversifie, et propose désormais des cours de mathématiques et de musique (3 millions d’utilisateurs actifs quotidien). En attendant, cela n’a pas empêché ses principaux dirigeants de profiter du cours élevé de l’action. Selon des documents publiés en février par la SEC, le gendarme de la Bourse américaine, les cofondateurs Luis von Ahn et Severin Hacker ont respectivement vendu pour 3,48 millions et plus de 4 millions de dollars de titres. Idem pour les directeurs technique, commercial, juridique et financier, qui ont tous empoché des centaines de milliers de dollars. Leur portable avait sans doute sonné : «Hey c’est Duo, n’oublie pas de toucher le gros lot».
Chiffres clés
41 millions d’utilisateurs actifs chaque jour
10 millions d’abonnés payants
748 millions de dollars de chiffre d’affaires en 2024
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