Sephora : l'influenceuse ultime des nouvelles tendances beauté

Partout, le tiroir-caisse tintinnabule. Amérique du Nord et du Sud, Europe, Moyen-Orient et Asie du Sud-Est… Avec plus de 3000 magasins sur trois continents, Sephora connaît une expansion sans précédent, à commencer sur son plus gros marché, les Etats-Unis. Outre ses propres points de vente, la marque y multiplie les ouvertures de corners dans les grands magasins locaux Kohl’s. «Hormis en Chine où l’activité est atone, les autres zones ont connu des hausses à deux chiffres», s’extasie un analyste. Et la fermeture récemment annoncée de la Corée du Sud? «Sans conséquence, rassure ce spécialiste. C’était un petit marché avec 15 millions de pertes en 2022.» Autant se recentrer sur des pays prometteurs, comme le Royaume-Uni, par exemple, où Sephora a rouvert avec succès des boutiques depuis l’an dernier, après dix-huit ans d’absence. «Ce sont des commerçants pragmatiques qui ne persistent pas dans l'erreur», reconnaît Joël Palix, ex-patron de Feelunique, le pure player de la beauté racheté par Sephora pour lui servir de marchepied en vue d’un retour gagnant outre-Manche. L'enseigne estimerait son potentiel à une centaine de portes.

Et pour la première fois, une campagne unique dans 34 pays

Le croira-t-on? Sephora est l’un des rares distributeurs parvenu à s’imposer partout à l’international, avec un concept identique. Dans tous les pays, les rayures noires et blanches permettent d’identifier la marque d’un coup d’œil. Pour la première fois, l’enseigne s’est même dotée d’un slogan unique dans les 34 pays où elle se diffuse: «We belong to something beautiful», qu’on pourrait traduire par «Quelque chose de beau nous rassemble». «C'est l'acteur dominant de la distribution de parfums dans le monde», confirme Philippe Bénacin, le PDG d’Interparfums. Ses grands rivaux, comme l’allemand Douglas ou l’américain Ulta, n’ont jamais franchi autant de frontières.

Avec un tel bilan, on comprend mieux les louanges de Bernard Arnault, qui n’a pas manqué d’évoquer les «performances exceptionnelles» de sa pépite, en janvier dernier, à la présentation des résultats de sa maison mère, LVMH. Selon nos calculs, Sephora est la deuxième marque du groupe en matière de chiffre d’affaires, derrière Louis Vuitton, et probablement la troisième pour les profits après Louis Vuitton et Dior, avec une marge opérationnelle estimée à 9%. Pas mal, pour une activité de commerce!

Pourtant, son histoire n'a pas toujours été rose… Rachetée en 1997 à son fondateur Dominique Mandonnaud, qui avait eu la bonne idée de faciliter la vente de cosmétiques en libre-service en rangeant les parfums par ordre alphabétique, l’enseigne a connu un développement difficile au départ. Jusqu’à ce que le patron de la filiale américaine ait l’idée de référencer des petites marques branchées, pour contourner le boycott des cadors du secteur (Chanel, Estée Lauder…), inquiets à l’idée de se fâcher avec les puissants grands magasins locaux. Un vrai succès, reproduit partout ailleurs par la suite.

Aujourd’hui, Sephora en a même fait une de ses cartes maîtresses, en passant des contrats de distribution exclusive avec les marques les plus hype de la planète beauté, à l’instar de Fenty Beauty, la griffe de cosmétiques de la chanteuse Rihanna, ou de Rare Beauty, celle de Selena Gomez, dont la routine make-up est suivie par plus de 58 millions de fans sur TikTok. Fin mars, c’est l’arrivée en magasins de Haus Labs, la gamme de Lady Gaga, qui aimantait les beauty addicts, tandis que l’arrivée en exclusivité des produits Gisou doit permettre à l’enseigne d’accélérer sur le marché en vogue des capillaires. «Sephora est devenue un lanceur de tendances», reconnaît Mathilde Lion, experte beauté chez Circana.

La marque s’appuie également sur un incubateur, Kendo, créé par LVMH en 2010, et sur sa propre pépinière de start-up montées par des femmes, Sephora Accelerate, lancée en 2016, pour renouveler son offre en permanence. En points de vente, ces pépites sont fléchées avec des pancartes du genre «The next big thing», ou «Hot sur les réseaux sociaux». Cela n’empêche évidemment pas l’enseigne de mettre en avant les plus grandes marques, qui se battent pour obtenir un soutien à leurs lancements. Mais juré promis, les cousines du groupe LVMH – Dior, Guerlain, Givenchy ou Benefit – ne bénéficieraient en la matière d’aucun traitement de faveur. «Même si elles savent qu’elles sont condamnées à s’entendre, il est parfois plus difficile de le faire en famille», relève un concurrent.

Ce «panier parfait» que les Sephorettes mettent en avant...

Aussi trendy ou connues soient-elles, ces diverses griffes ne suffisent pas à composer ce qu’en interne on appelle le «panier parfait», celui que les vendeuses sont encouragées à promouvoir et qui doit absolument être complété par un article estampillé Sephora Collection. Comme E.Leclerc ou Carrefour, l’enseigne a en effet lancé dès 2002 sa propre marque, relookée en 2016, sous laquelle elle vend près de 400 références. Idéale pour appâter les petits budgets, avec des tarifs dès 2 euros pour le cube de bain, la marque maison n’en est pas moins à la pointe des tendances. «Les clientes ne l’achètent pas par défaut, ils ont réussi à imposer leur signature, c’est le Decathlon de la beauté», applaudit Joël Palix.

Ce label en propre n’est pas qu’un produit d’appel, il contribue à la capacité de financement de la machine de guerre Sephora. Avec de meilleures marges que sur une grande marque, les gains sont appréciables. Si l’enseigne ne veut rien dévoiler des performances de sa marque propre ou de ses griffes exclusives, c’est bien là qu’elle construit son avance. Pendant longtemps, même les panélistes en étaient réduits à faire des estimations au doigt mouillé. «On essayait tous de deviner ce que cela pouvait peser, mais personne n'avait imaginé que ça propulserait à ce point leurs résultats», s'étonne encore le directeur commercial d'une marque de cosmétiques, qui se souvient avoir vu la part de marché de l’enseigne bondir de plus de 10% une fois le puzzle beauté au complet.

Comme chez Air-France, une carte gold pour les super-acheteuses

L ’enseigne, elle, savait. D’autant qu’elle est experte en matière de data, le nouveau Graal de la distribution. Sephora est réputée pour suivre à la trace les achats de ses clientes, en boutique, bien sûr, mais aussi en ligne. La tâche est d’autant plus facile que le gros des ventes est réalisé par des porteurs de la carte maison, des femmes dans leur immense majorité. Près de 150 millions dans le monde! Comme chez Air France, le programme de fidélité est segmenté selon le niveau de dépenses. Celles qui ont acheté pour au moins 1500 euros durant l’année décrochent la Carte Gold. Et dire que ces superclientes sont chouchoutées est un euphémisme: l’enseigne leur réserve des soirées spéciales et autres journées Gold, donnant droit à 25% de réduction généralisée.

Du «noir et blanc» au «blanc et noir», ou l'évolution subtile des magasins

Et ce n’est pas tout. Pour atteindre les 20 milliards de chiffre d’affaires, Sephora compte aussi sur l’agrandissement de son réseau de boutiques. Le spécialiste de l’aménagement de magasins HMY, aux avant-postes de la manœuvre, en sait quelque chose. «Sephora est en train d’accélérer son déploiement: nous aurons réalisé 17 magasins fin avril, contre 20 sur toute l’année 2023», détaille Walter Ceglia, le PDG. Et Sephora rénove régulièrement son réseau avec des aménagements qui intègrent toujours plus d’expérience personnalisée via des outils digitaux, mais aussi des solutions pour améliorer l’empreinte carbone des points de vente… et faire quelques juteuses économies d’énergie. C’est ainsi que, discrètement, la marque a fait évoluer son concept du «noir et blanc» vers le «blanc et noir»… Avec ces peintures murales et carrelages plus lumineux, l’éclairage du magasin se reflète mieux et n’a plus besoin d’être aussi puissant. Le changement a encore échappé à la plupart. «S'ils avaient voulu qu'on le remarque, il aurait fallu faire rouge et jaune», s'amuse un spécialiste.

Les inaugurations vont donc se multiplier. Ce sont toujours de grandes fêtes, où les conseillères beauté, dites les «Sephorettes», sont à l'honneur. Que ce soit à Paris, en octobre dernier, pour la réouverture du vaisseau amiral des Champs-Elysées, ou à Florence en mars, c'est la même scène qui se joue. Les équipes se lancent dans une chorégraphie devant le magasin, avant de former une haie d'honneur pour les premiers clients. L’occasion de faire découvrir les nouveaux services introduits dans les boutiques, comme le «shade finder», qui aide au choix de la bonne nuance de fond de teint. Expertes dans leur domaine, ces Sephorettes sont au cœur du dispositif. Repérables à leur tenue noire et tirées à quatre épingles, elles n’en sont pas moins le reflet des identités multiples de la clientèle. On y croise des filles à couettes rose bonbon ou des gars maquillés arborant plusieurs piercings à l’oreille conseiller les visiteurs avec la même passion. Inimaginable sur le stand d’un grand magasin ou chez Marionnaud! Certains, comme @Richaard2609, sont même devenus influenceurs sur les réseaux sociaux, ce que la direction encourage. En France, si des primes quotidiennes sont prévues, elles ne sont que collectives et restent modestes: de 8 à 15 euros pour les conseillères selon les ventes réalisées. Pas de quoi sauter au plafond. Heureusement, l’intéressement (17,41 millions d’euros reversés) et la participation (9% du salaire brut annuel en moyenne) ont atteint des records l’an passé. Quand on vous dit que ses chiffres sont de toute beauté.