
Champagne ! En ce début février, au 19 rue Regeringsgatan, dans le centre historique de Stockholm, le bruit des bouchons qui sautent finirait presque par couvrir celui de la sono, dans la salle de karaoké du Q.G. de Spotify. Comme le veut un vieux rite maison, initié par le PDG fondateur Daniel Ek, les dernières recrues du champion du streaming musical fêtent leur embauche en poussant la chansonnette. Mais ce soir-là, l’ambiance est particulière car on y célèbre aussi un événement, attendu depuis près de vingt ans.
Quelques jours plus tôt, le géant suédois a en effet annoncé les premiers bénéfices annuels de son histoire, à hauteur de 1,1 milliard d’euros ! Porté par les 675 millions d’utilisateurs de son juke-box en ligne (dont 263 millions d’abonnés payants), son chiffre d’affaires a dans le même temps progressé de 18%, à 15,7 milliards d’euros.
Plus fort que Tencent, Apple et Amazon réunis
Dans le secteur de la high-tech, traditionnellement dominé par des maousses d’outre-Atlantique ou d'Asie, l’européen fait donc plus que jamais figure d’ovni. Il s’accapare 32% du marché du streaming musical, loin devant ses poursuivants immédiats, le chinois Tencent et l’américain Apple (respectivement 15 et 12% de part de marché), et les nombreux autres services disponibles, comme les américains YouTube et Amazon, ou le français Deezer. Décidément écrasant, Spotify a conquis l'an dernier à lui seul 28 millions d'abonnés payants, soit plus que Tencent Music, Apple Music et Amazon Music réunis.
Drôle de revanche pour Daniel Ek. Le PDG fondateur de Spotify n’a en effet jamais vraiment digéré de s’être fait sèchement retoquer par Google, qu’il rêvait de rejoindre depuis ses 16 ans. L’ado précoce gagnait alors déjà mieux sa vie que ses parents – son père était mécanicien, sa mère assistante maternelle – en créant des sites web pour des entreprises. Piqué au vif, l’autodidacte finit par créer sa start-up de publicités ciblées sur Internet, vite revendue à prix d’or. Après avoir goûté à une vie de nabab, il sombre dans la déprime, en se réfugiant avec sa guitare et son ordinateur dans une modeste cabane, où finit par germer le concept de Spotify. «Daniel Ek a eu l’audace de s’immiscer dans la guerre entre les maisons de disque et les nouvelles générations qui téléchargeaient les chansons sur les sites pirates, et privaient du même coup ces majors et les artistes de leurs royalties», rappelle Patrick Waelbroeck, professeur d’économie industrielle et d’économétrie à Telecom Paris.
Il a toutefois fallu plusieurs années de négociation à ce quadragénaire pour convaincre Universal, Sony et Warner d'exploiter leurs catalogues de chansons, en échange de royalties et d’une participation au capital. Mais leur soutien lui offrit un accès rapide à l’international, notamment aux Etats-Unis où la plateforme s’exporta dès 2011, trois ans seulement après son lancement en Europe. Depuis, la recette de Spotify n’a pas varié. Elle consiste pour l’essentiel à proposer un accès illimité en ligne à plus de 100 millions de titres du répertoire musical mondial. Le service de base est gratuit, mais les coupures publicitaires incitent près de 40% de ses utilisateurs à dégainer leur carte bleue pour se convertir à l’abonnement premium qui leur convient le mieux. En plus de l'offre classique à 11,12 euros par mois, la plateforme propose aujourd’hui des offres Famille (jusqu'à 6 utilisateurs pour 18,21 euros), Duo (15,17 euros) et Etudiants (6,06 euros).
Malgré les hausses de tarifs, le nombre d'abonnés payants progresse
Et une fois qu’elle a conquis un nouvel abonné, la société fait tout pour le garder. «Spotify est le champion de la fidélisation», souligne Jonathan Lalinec, le patron de Spliiit, une jeune pousse qui permet le partage d’abonnements. De fait, aux Etats-Unis comme en France, son portefeuille d’abonnés premium n’a pas souffert des hausses successives, durant ces deux dernières années, d’un tarif longtemps calé à 9,99 euros. Au contraire, sur cette période, le nombre d’utilisateurs payants a progressé de plus de 25%.
Cette fidélité repose en grande partie sur les playlists, ces compilations de chansons sélectionnées en fonction de critères précis – artiste, style musical ou type d’ambiance par exemple. «Les exporter sur une plateforme concurrente peut s’avérer fastidieux et compliqué. Or les clients y sont très attachés», précise Jonathan Lalinec. Les utilisateurs peuvent créer ces listes eux-mêmes, mais l’application en génère aussi chaque jour de nouvelles, pour suggérer des titres à ses abonnés, selon leurs goûts. «Et les recommandations de Spotify sont souvent plus pertinentes que celles de ses concurrents», conclut l’expert.
1500 gigaoctets de données prélevés chaque jour, par utilisateur
Comme Google ou Meta, le suédois a appris à connaître ses clients en mettant à profit les tonnes de données qu’il collecte auprès d’eux. «Spotify est une machine à analyser les datas, assure Philippe Astor, éditeur de la lettre @music_zone, une mine d’informations sur le secteur. Voilà douze ans déjà, alors que la plateforme ne revendiquait encore que 6 millions d’abonnés payants, un de ses ingénieurs avait révélé la montagne de renseignements prélevés chaque jour : 1 500 gigaoctets par utilisateur !» . Soit l’équivalent d’à peu près 75 millions de pages de texte saisies sous Word.
Pour faire parler ces données, Daniel Ek avait racheté dès 2014 The Echo Nest, une start-up d’analyse créée par des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT). Trois ans plus tard, il a encore affiné ses algorithmes de recommandation en s’offrant Niland, une jeune pousse française née dans les laboratoires de l’Institut de recherche et coordination acoustique et musicale (Ircam). Cet arsenal technologique ne visait pas seulement à suggérer de nouveaux morceaux à ses clients, mais aussi à s’adapter à leur comportement, en quasi temps réel. «Un temps, Spotify proposait même une fonction aux joggers pour adapter la musique à leur rythme de course», se souvient François Pachet, l’ex-directeur des laboratoires de recherche français de Spotify.
Ses recettes marketing inspirent même la SNCF
Pour rendre ses abonnés encore plus captifs, le champion du streaming cherche aussi à nouer des liens entre eux. Sa stratégie vise à faire de l’écoute musicale une expérience collective, à l’instar des fonctions Blend, qui propose de générer automatiquement une playlist commune à plusieurs utilisateurs, ou Friends Mix, qui permet à un abonné de découvrir une sélection quotidienne de chansons appréciées par ses amis. Spotify consolide cet esprit communautaire en multipliant les passerelles avec les réseaux sociaux. Depuis la plateforme, les utilisateurs peuvent par exemple directement partager sur Instagram la pochette d’un album qu’ils ont particulièrement apprécié. Leurs followers n’ont qu’à cliquer sur un lien pour l’écouter à leur tour… à condition bien sûr d’avoir eux-mêmes un compte Spotify.
Le Suédois a ainsi fait des réseaux sociaux une formidable caisse de résonnance. Sur X, le hashtag #Spotify atteint même des sommets chaque mois de décembre, quand la plateforme communique à chacun de ses utilisateurs ses statistiques annuelles d'écoute (morceaux préférés, artistes les plus écoutés, genres favoris, etc). Baptisée Spotify Wrapped, cette rétrospective personnalisée a donné lieu fin 2022 à 156 millions de publications et d’échanges sur les réseaux sociaux. «Wrapped est un incroyable cas d’école, imité par les entreprises du monde entier. Même la SNCF s’en est inspirée pour concevoir sa Rétrainspective annuelle, explique Thibault Tourvieille de Labrouhe, le directeur général de Supernatifs, une agence spécialisée dans les médias sociaux. En se précipitant sur les réseaux sociaux pour partager leur profil musical, les utilisateurs de Spotify se muent en ambassadeurs de la marque». Une campagne de communication planétaire, qui ne coûte pas un centime à la plateforme.
Podcasts, livres audios et vidéos
Malgré tout ce savoir-faire, les royalties que Spotify doit chaque année reverser aux maisons de disques ont longtemps compromis sa rentabilité. «La plateforme a dû tailler dans ses coûts et se diversifier», rappelle Alexandre Saboundjian, le PDG du lecteur multimédia Winamp. En 2023, ses équipes ont subi trois vagues de licenciements, provoquant le départ de 2300 salariés, soit 23% de ses effectifs. Et pour limiter sa dépendance aux majors, Daniel Ek a dû aussi élargir son répertoire, sans craindre d’aller chasser sur les terres des géants américains de la tech. Dès 2019, il avait défié son grand rival Apple en faisant le pari du podcast, pour beaucoup accessibles gratuitement à tous ses utilisateurs.
Depuis, il a aussi empiété sur les platebandes d’Amazon en diffusant des livres audios, à raison de 12 heures d’écoute mensuelle gratuite pour ses abonnés Premium. Et le voici qui titille désormais YouTube, en s’attaquant aux services vidéos. Depuis quelques mois en France, les abonnés payants de Spotify peuvent regarder les clips de leur chanteur favori. Une façon de les inciter à écouter encore plus de musique : dès qu’un abonné visionne un clip, la probabilité qu’il réécoute la chanson dans la semaine bondit de 34%. L’entreprise veut aussi draguer les créateurs de podcasts vidéos, qui ont fait le succès de YouTube. Via son nouveau programme Spotify Partner, elle les invite à publier leurs émissions sur sa plateforme, contre une rémunération liée à l’audience.
60 milliards d'euros de royalties pour les maisons de disques
Que les mélomanes se rassurent, le champion suédois n’entend pas pour autant délaisser la musique. D’ici quelques mois et moyennant une demi-douzaine d’euros supplémentaires, il pourrait même leur proposer une nouvelle offre haut de gamme, offrant une qualité d’écoute supérieure et un accès privilégié à des concerts. Suffisant pour se rabibocher avec les musiciens, qui l’accusent depuis des années de faire des profits sur leur dos ? La plateforme, qui a refusé de répondre à nos questions, se targue en tout cas d’avoir reversé près de 60 milliards de dollars de royalties depuis sa création. «Spotify redistribue en effet chaque année à peu près 70% de son chiffre d’affaires, confirme un porte-parole de l’Adami, l’organisme français qui gère les droits des artistes interprètes. Mais les chanteurs et compositeurs n’en touchent qu’une petite partie. 15% des revenus de Spotify atterrissent dans les caisses de la Sacem, tandis que 55% partent directement chez les maisons de disques. Ces majors commencent par se rembourser de leurs coûts de production et de distribution, avant de rémunérer les chanteurs, à hauteur de 10 à 15% des éventuels bénéfices, selon les contrats».
Les superstars comme Taylor Swift, qui a perçu à elle seule 93 millions d’euros de Spotify l’an dernier grâce à ses 26 milliards de streams, n’ont certes pas à s’en plaindre. Mais beaucoup d’autres tirent la langue. D’après les estimations de Duetti, une start-up du secteur, une chanson diffusée 1000 fois sur Spotify rapporte en moyenne seulement 2,90 euros à l’artiste. Comme l’indique notre tableau ci-contre, c’est six fois moins qu’un titre joué sur Qobuzz, trois fois moins qu’un morceau écouté sur Amazon Music et deux fois moins qu’un tube diffusé sur Apple Music.
Les artistes indépendants l'accusent de faire des profits sur leur dos
Et la réputation du suédois en la matière s’est un peu plus écornée depuis janvier, et la parution de Mood Machine. Dans ce livre-enquête consacré aux coulisses du géant du streaming, la journaliste new yorkaise Liz Pelly révèle comment la plateforme a réduit la part de ses redevances, en faisant produire pour ses playlists des titres à petit budget. «De la musique au kilomètre, souvent enregistrée par des musiciens de studios anonymes qui se plient aux conditions financières de Spotify. L’un d’entre eux, un musicien de jazz qui travaille à la demande, m’a raconté qu’il débite comme cela des dizaines de morceaux à la fois, en créant pour chacun d’eux un nom d’artiste à usage unique», écrit-elle en dénonçant la multiplication de ces artistes fantômes, qui parasitent l'audience des petits musiciens indépendants.
«Vivre de sa musique sur Spotify, cela devient mission impossible pour les artistes émergents», confirme Suzanne Combo, déléguée générale de la Guilde des artistes de la musique (Gam), un mouvement qui défend les auteurs-compositeurs et interprètes. Cette ex-bassiste d’un groupe d’électro-punk fustige ce modèle du streaming, qui profite d’abord selon elle aux grandes maisons de disques, et amène le géant suédois à inventer sans cesse de nouvelles recettes pour réduire ses coûts. «Depuis l’an dernier, les chansons qui ont été écoutées moins de 1000 fois dans l’année ne sont même plus rémunérées sur Spotify», déplore-t-elle. Grâce à cette démonétisation, le suédois pourrait économiser jusqu’à un milliard d’euros sur cinq ans. Pour booster la visibilité des jeunes artistes, Daniel Ek leur propose d’adhérer à son programme Discovery Mode, qui vise à mettre plus en avant leurs chansons. A condition, toutefois, que les musiciens consentent un rabais d’au moins 30% sur leurs royalties...
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