
«Quand on a trop d’ancienneté chez France Travail, il peut être difficile de partir. On se déqualifie en restant là et les recruteurs n’ont plus envie de nous embaucher.» Ce constat amer, Liam*, conseiller depuis 25 ans au sein de l’opérateur public pour l’emploi, est loin d’être le seul à le faire. Nombreux sont les agents France Travail à ne pas quitter l’institution, malgré des conditions de travail dégradées et le sentiment de ne plus pouvoir rendre le service qu’ils voudraient.
Complètement désabusés, certains conseillers ont tout de même décidé de sauter le pas et de quitter France Travail, que ce soit au bout de quelques mois seulement ou après plusieurs années passées au sein de l’institution. C’est le cas de Louna*, qui a rejoint l’ex-Pôle emploi en tant que conseillère pour les entreprises début 2022 et qui a démissionné le mois dernier, éreintée par la pression du chiffre. «Il y avait un tel écart entre ce que la direction nous demandait et ce qui était réellement faisable ! Pour moi, c’est du trucage de chiffres», dénonce-t-elle, avant d’illustrer son propos. «Normalement, une offre transmise par une entreprise doit être pourvue en 30 jours. C’est un objectif fixé, peu importe l’offre», décrit l’ancienne conseillère France Travail.
Le hic, c’est que pour pouvoir clôturer une offre d’emploi, un motif est nécessaire : abandon faute de candidats, satisfaction hors mise en relation par France Travail ou, à l’inverse, satisfaction grâce à une mise en relation par France Travail, etc. «En fin de mois, on nous demandait constamment de “faire attention” au motif de clôture car en cas d’abandon faute de candidats ou de satisfaction hors mise en relation par France Travail, ça plombait les chiffres nationaux de l’institution», peste celle qui s’est réorientée vers un poste de commercial en entreprise qui lui permet de mieux gagner sa vie.
Pour les agents de France Travail, «tout va dans le sens de l’abattage et du résultat»
Même constat du côté de Benjamin, ancien conseiller en CDD. «Il fallait traiter le plus de demandeurs d’emploi possible et assurer les sorties de l’accompagnement le plus vite possible. Tout allait dans le sens de l’abattage et du résultat», témoigne-t-il. Après une expérience de 4 mois seulement début 2024, Benjamin a quitté France Travail avant même le terme de son contrat de travail, censé durer 6 mois. Dès la phase de recrutement pour rejoindre l’opérateur au sein d’une agence de la région parisienne, l’ancien conseiller a très vite compris où il allait mettre les pieds. «J’ai passé les tests et ai postulé en mai 2023 mais ils ne m’ont recontacté qu’en août, preuve d’un réel manque de réactivité. Entre-temps, j’avais déjà commencé un autre emploi. Ayant vraiment envie de me sentir utile sur le plan professionnel, j’ai malgré tout accepté de rejoindre France Travail», raconte-t-il.
Problème : une fois dans les rangs de l’institution, les craintes de Benjamin se sont confirmées. «Toutes les promesses qu’on m’avait faites lors de mon recrutement n’ont pas été tenues, sauf en matière de rémunération», relève-t-il. Télétravail, prise en charge des frais de transport pour rejoindre le centre où il devait suivre sa formation d’entrée, possibilité de se spécialiser dans le conseil aux entreprises… aucun de ces engagements n’a été tenu par sa direction. De même concernant ses missions. «J’ai été recruté dans le cadre de l’expérimentation de la réforme du RSA. Lors de mon embauche, on m’a vendu le fait que ce serait un accompagnement renforcé des allocataires et qu’on les aiderait vraiment. Mais en réalité, c’était constamment de la sanction : s’ils ne se présentaient pas à leurs rendez-vous, on réduisait le montant de leur prestation», déplore Benjamin, aujourd’hui responsable dans une association d’insertion professionnelle, une structure où il peut «vraiment être utile». Et d’ajouter que dans tous les cas, «faute de moyens suffisants, un accompagnement de qualité était totalement impossible à l’ex-Pôle emploi».
Animée par la même envie d’aider, Stéphanie, ex-conseillère en Seine-et-Marne, confirme : «Nous n’avons pas les moyens des ambitions de France Travail.» Dernier exemple en date : pour les Jeux olympiques de Paris 2024, les agents de l’institution avaient pour mission de former de nombreux demandeurs d’emploi pour devenir agents de sécurité. «Il fallait les convoquer à tout-va à des réunions d’information, faire du nombre en termes d'inscriptions à la formation. Tout ça pour que 15 jours avant, on m’annonce que la formation est annulée. J’avais passé des semaines à convaincre les demandeurs d’emploi, qui de leur côté avaient tout mis en suspens pour entrer dans cette formation. C’était la goutte de trop pour moi, ça m’a fait péter un plomb», relate-t-elle.
Si de son côté, la direction générale de France Travail affirme «sa volonté d’améliorer les conditions de vie et le bien-être au travail de ses agents depuis plusieurs années», nos témoins citent également des problèmes liés à un management toxique, un accompagnement bâclé et dans l’urgence des demandeurs d’emploi, un manque criant de formation des nouveaux conseillers, ou encore l’accumulation de réformes auxquelles les chômeurs ne comprennent rien. Dégoûtée de son expérience à France Travail, Stéphanie a commencé il y a un mois un nouvel emploi en CDD en tant que formatrice de conseillers en insertion professionnelle. Elle n’a pas définitivement quitté France Travail mais a demandé une disponibilité pour pouvoir se consacrer pleinement à son nouveau job, et ainsi éviter de «devenir un fantôme comme ceux qui restent» chez l’opérateur.
Aucune reconnaissance salariale de l’implication des agents France Travail
D’autant que les conditions d’exercice de plus en plus tendues pour les agents ne se reflètent pas, semble-t-il, dans leur rémunération. Stéphanie a fini sa carrière au sein de l’opérateur public pour l’emploi à 1 600 euros net par mois, avec 8 ans d’ancienneté. Certes, les agents bénéficient de l’équivalent de 14,5 mois de paie, mais «ce n’est pas suffisant dans tous les cas». Sans oublier qu’«il y a très peu de possibilités d’évolution salariale», ajoute-t-elle. «Financièrement, je ne m’en sortais pas et j’étais en survie permanente. Après avoir payé mon loyer de 800 euros, il ne me restait plus grand-chose à la fin du mois. J’ai carrément dû faire des extras dans la restauration le week-end», renchérit Louna, qui ne touchait que 1 435 euros net par mois, après impôt. «Avec un bac+3 et 12 années d’expérience professionnelle au total, c’est peu cher payé», peste-t-elle.
Il faut dire que «les deux premiers échelons (qui correspondent aux rémunérations versées aux agents avec le moins d’ancienneté, NDLR) de la grille salariale de France Travail démarrent sous le Smic», alerte Hadrien Clouet, député LFI et fin connaisseur de l’institution. Cela ne signifie pas pour autant que les agents concernés gagnent moins que le Smic : ce dernier étant le salaire minimum légal en France, aucun actif ne peut être payé en-dessous. Mais malgré plusieurs années d’ancienneté, ces agents restent donc bloqués au salaire minimum interprofessionnel de croissance. «C’est ubuesque. France Travail est une institution qui doit permettre de trouver un emploi dans de bonnes conditions mais les agents eux-mêmes ne sont pas protégés», pointe le parlementaire.
* Les prénoms ont été modifiés. Pour garantir davantage l’anonymat de nos témoins, nous avons fait le choix de ne citer aucune ville et donc de ne pas permettre d’identifier plus précisément les agences dans lesquelles ils travaillent.
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