
Comme nous l'avons vu dans le deuxième épisode de notre portrait, Alain Ducasse bâtit son empire et multiplie les ouvertures de restaurants à l'étranger. En 2005, il devient le premier chef triplement trois étoiles au Michelin. Mais rien ne comble totalement le Landais. «Et après ? lance-t-il fiévreusement le lendemain matin. C’est quoi, la suite ?» Dès qu’il a une idée, il harcèle ses proches. «On en est où ?», s’impatiente-t-il. La signature Ducasse essaime. Le groupe croule sous les candidatures et les propositions de contrats. Affamé de rencontres, le chef des chefs réalise alors son objectif suivant, diversifier ses activités, une obligation dans le monde du luxe.
Il devient consultant, compose les repas des astronautes de la Nasa, reprend les restaurants de la tour Eiffel, acquiert des concessions dans les musées, ouvre ses écoles. Et il installe une mappemonde sur son bureau. Comment faire connaître de la planète entière la marque Ducasse ? Les restaurants, c’est lourd et risqué pour l’image en cas d’échec. L’idée du chocolat jaillit, produit signature à prix accessible. La manufacture ouvre en 2013. Le café suit, puis le glacier, et enfin les biscuits en 2022. Tout est sophistiqué et délicieux. «Nos clients venaient chez nous, nous allons chez eux», glisse Alain Ducasse. Le chocolat, surtout, est un énorme succès.
Alain Ducasse devient citoyen monégasque
«On voulait faire le plus grand groupe de gastronomie au monde, on a parfaitement réussi, avec une croissance folle», se félicite Laurent Plantier, parti en 2015. Ducasse, lui, vient alors de renoncer à la nationalité française en prenant la monégasque, bien que ce fou de voyages ne réside guère sur le Rocher. A Médiapart qui relevait le fait, le chef a un jour déclaré, contre l’évidence : «Monaco n’est pas un paradis fiscal».
Néanmoins, comme citoyen du Rocher, il ne paiera plus d'impôt sur le revenu et une taxation très faible sur les successions. Mais l’optimisation fiscale, en soi, n’est pas un délit et le néo-Monégasque balaie la polémique d’une phrase : «Monaco, c’est mon podium médiatique mondial et c’est là que j’ai le plus travaillé depuis le 1er octobre 1986.» En 2015, le nom d’Alain Ducasse est apparu avec 82 millions d’euros au 500e rang du classement des fortunes professionnelles du magazine Challenges, qui lui prêtait 115 millions en 2019. Véronique Lartigue, la directrice générale de Ducasse, évacue le sujet d’une moue : «Sa fortune, c’est son palais absolu.»
Un empire autour de la gastronomie
Le groupe a connu des revers. Ducasse a perdu le fameux Jules Verne de la tour Eiffel et les cuisines prestigieuses du Plaza Athénée dont le chef Romain Meder avait décroché les trois étoiles. «Ce fut très dur d’arrêter, soupire ce dernier qui vient d’ouvrir, à Paris, le Prévelle, son adresse à lui. Mais avec le Chef, on n’a pas le temps de pleurer, il bascule sur le projet d’après. S’il est amer, il n’en dit jamais rien.» Ducasse n’a pas non plus retrouvé sa troisième étoile à l’Hôtel Meurice : «Les clients m’en donnent tous les jours trois et demie, rétorque-t-il, ça ne m’empêche pas de dormir». En revanche, il a ouvert à l’automne dernier une nouvelle adresse dans un merveilleux hôtel particulier du XVIe, le Ducasse Baccarat, où il a laissé libre cours à ses passions mêlées pour l’architecture, la décoration et la verrerie Baccarat, qu’il collectionne personnellement comme les Lalique, le matériel de cuisine ancien et les bagages : «Mes addictions», convient-il.
«Quand on ne risque rien, on ne connaît pas de défaites, insiste ce «boulimique de vivre», selon l’expression d’un proche. L’important est d’en compter moins que de succès.» Le groupe s’est tout de même replié en 2022 sur ses deux activités essentielles. 1. Les manufactures, passées de 10% du chiffre d’affaires en 2019 à près de 45% en 2025. 2. La gastronomie qu’il ne cesse de théoriser. Après la cuisine méditerranéenne, il a lancé en 2014 la «naturalité». Puis il chanté les vertus de la «desséralité», mot inventé qui signifie «moins de sel, moins de gras, moins de sucre». Une alimentation «durable et saine», basée sur des rapports «respectueux» avec les producteurs. Bref, une cuisine de luxe qu’il n’hésite pas à qualifier d’ «humaniste». Ducasse sait qu’il passe pour mégalo, il a l’air d’assumer. Il invoque Auguste Escoffier et sa Bible culinaire, puis ajoute qu’il a lui-même écrit une encyclopédie de la cuisine pesant dix kilos en deux tomes.
"Transmettre ce que je sais"

Je voudrais influer, transmettre tout ce que je sais », insiste Alain Ducasse. Ses meilleurs outils, outre ses livres, sont à ses yeux ses huit écoles tenues, à Manille ou Bangkok comme à Paris, par des enseignants cuisiniers capables de réciter au mot près le dogme élaboré par le Chef. Au Campus de l'Ecole Ducasse, à Meudon (92), 5 500 mètres carrés de verre et de béton conçus par le grand-prêtre de la naturalité, 900 bacheliers et 1 000 professionnels viennent s’initier ou se perfectionner en gastronomie. Chez les étudiants, 78 nationalités cohabitent dans cet immeuble baigné de lumière.
Au départ, en 1999, le chef voulait surtout former ses propres équipes par le biais d’une première école, à Argenteuil (95). Puis il a repris en 2008 l’école de pâtisserie d’Yssingeaux, un château en Haute-Loire. Avec le succès, Ecole Ducasse a grandi. En 2019, le groupe a cédé 51% du capital de cette filière à Sommet éducation, propriété de la société Eurazeo, qui gère de célèbres écoles hôtelières. De quoi lui permettre de financer le campus de Meudon et de faire de son Ecole nationale supérieure de patisserie «le plus grand campus du monde» en matière de desserts. Dixit Ducasse.
Alain Ducasse mise sur la jeune génération
De plus en plus exigeant, cet obsessionnel qui se dit «en quête d’une perfection à ne jamais atteindre» ne laisse rien au hasard, prend un soin maniaque à choisir le grammage du papier de ses menus et la finesse du tissu de son linge de table, à faire dessiner sa vaisselle, à chiner lui-même les objets dont il pare les lieux qui portent son nom. Alain Ducasse se voit comme un directeur artistique avec des chefs chargés d’interpréter sa cuisine «sans jamais trahir l’ADN de la gastronomie française», autrement dit la sienne. «Ce qui compte, répète-t-il, c’est le casting».
Ce père de quatre enfants, marié trois fois, ne souhaite pas que l’un d’eux embrasse le métier, «trop dur». Ses héritiers, ce sont ses chefs dont il adore citer les noms. Même quand ils le quittent – «Ils reviendront». Parfois, roué, il encourage leur débauchage en coulisses. Désormais, c’est son nouveau credo, il ne s’entourera que de trentenaires. Dernière recrue, en novembre 2024 : Tom Lerouge, le nouveau directeur général du groupe, 35 ans. Ensemble, ils inaugureront La Maison du peuple, à Clichy (92), superbe monument historique des années 1930, où Alain Ducasse installera en 2026 ses manufactures, des restaurants et son siège social. Cela ressemble au happy end d’une passion. Mais quand on se vit en sursis, qu’on confesse une «addiction au manque», on prévoit toujours le coup d’après.
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