
Braquées sur le Dolby Theatre de Los Angeles, les caméras du monde entier ont immortalisé la scène, le 2 mars dernier, lorsque Yves Saint Laurent a remporté non pas un, mais deux oscars pour le film "Emilia Pérez". Certes, il y a là un petit raccourci sémantique, étant acquis que la marque n’a pas officiellement remporté les statuettes… Mais c’est tout comme, puisqu’elle a cofinancé le film via sa société de production, et que son directeur artistique, Anthony Vaccarello, en a dessiné les costumes. D'ailleurs, c'est dans une somptueuse robe de la maison parisienne que Zoe Saldaña, oscar du meilleur second rôle féminin, est allée chercher son prix.
Ces trophées viennent s’ajouter aux autres récompenses déjà amassées par le long-métrage, au Festival de Cannes, aux Golden Globes ou aux César, et participent à raviver l’éclat de la marque de Kering. Et, pourquoi pas, à préparer sa remontada, tant attendue. «Ces oscars sont une opportunité pour Kering et peut-être un premier signal positif, à un moment où il n’y a pas beaucoup de bonnes nouvelles concernant le groupe de François-Henri Pinault», admet Eric Briones, spécialiste du luxe et cofondateur de la Paris School of Luxury.
Chez Kering, Yves Saint Laurent mode est repassé sous la barre des 3 milliards d'euros
Déjà affaibli par les difficultés de Gucci, son fleuron, le géant doit désormais aussi solidifier les fondations de ses autres maisons, à commencer par Saint Laurent dont les ventes, après une période de forte hausse, marquent le pas. «Ils ont joué la croissance facile avec des sacs plus petits et des prix plus abordables pour attirer les jeunes, sans investir assez dans les boutiques. Cela a un peu banalisé la marque : à Paris, Yves Saint Laurent est devenue une griffe de second rang», estime Luca Solca, analyste luxe chez Bernstein. Après un premier repli des ventes de 4% en 2023, la baisse s'est accentuée l’an passé, avec un recul de 9%. Un plongeon qui a ramené le chiffre d'affaires sous la barre symbolique des 3 milliards d'euros.

Rien à voir avec les performances de sa demi-soeur, Yves Saint Laurent Beauté ! Pilotée par les équipes de L’Oréal, la déclinaison parfums et cosmétiques de la griffe de mode fait en effet un carton. En plus des piliers historiques que sont Opium et Paris, ou du mythique stylo anticernes Touche Eclat, la marque a su renouveler ses classiques. L’an dernier par exemple, Libre s’est hissé à la deuxième place du podium des parfums féminins les plus vendus en Europe, et en sixième position aux Etats-Unis. Bien que L’Oréal ne communique pas ses chiffres par marque, de sérieux indices de succès ont été distillés lors de la présentation de ses résultats annuels, qui ont montré que les fragrances de la division Luxe, dont relève Yves Saint Laurent, ont enregistré un bond de 14%. «Les marques de couture contribuent de façon forte à notre leadership dans le parfum et le maquillage», a tenu à préciser Cyril Chapuy, le directeur général de L’Oréal Luxe, excluant de facto Lancôme des bons élèves de l’exercice, avant de saluer la «performance exceptionnelle d’Yves Saint Laurent». Même sans indicateur précis, le succès de la licence, exploitée par L’Oréal depuis 2008, ne fait donc aucun doute. Yves Saint Laurent est un des moteurs de L’Oréal Luxe.
Un cas inédit dans le monde des licences, où le poids des parfums égale quasiment celui de la couture...
Et un moteur qui ne cale pas. Alors que la marque a atteint son premier milliard d’euros de chiffre d’affaires en cosmétiques dès 2016, elle a encore grossi depuis. Il est même probable que le cap du deuxième milliard ait d’ores et déjà été franchi. L’information ne vient pas de L’Oréal, mais de celui qui lui a concédé la licence, et en récolte les royalties : Kering lui-même. «Le groupe a mentionné 2 milliards d’euros de chiffre d’affaires d’YSL chez L’Oréal, en même temps qu’il se désolait des faibles résultats de la licence Gucci qu’il a confiée à Coty, et qui réalise moins de 500 millions d’euros», se souvient Luca Solca. Colossal, ce montant de royalties consacre non seulement Yves Saint Laurent comme la première licence en cosmétiques, loin devant Gucci, Armani ou Mont-Blanc. Mais il la place surtout à quasi égalité avec son aînée de la branche mode. Si on veut les présenter correctement, et alors que les ventes réalisées par Kering le sont en majorité dans ses propres boutiques, les revenus issus de L’Oréal doivent en effet être gonflés de la marge prise par ses distributeurs, comme Sephora. «En se basant sur un tel calcul, les deux marques doivent être à peu près équivalentes en taille», conclut Luca Solca. «Je me demande si la beauté n’a pas carrément dépassé la mode», ose même Eric Briones. Du jamais-vu !
Dans tous les cas, ces résultats mettent L’Oréal dans une position de force inédite pour un licencié. Alors que dans ce domaine, les contrats sont généralement signés pour dix ou quinze ans, et que Kering vient de créer une division cosmétiques, affichant ainsi sa volonté de reprendre en main les déclinaisons de ses marques, L'Oréal semble à l'abri du danger. Sans jamais dévoiler la durée du deal ni sa date de péremption, Nicolas Hieronimus, son directeur général, apparaît confiant. «On est tranquille au moins jusqu'à ma mort», nous assurait-il voici quelques mois. Sans compter que le roi des cosmétiques a habitué son partenaire au paiement d'une rente solide. «Kering est très content des royalties sur Saint Laurent», relevait-il avec malice. Touchant a minima de 7 à 8% du chiffre d’affaires réalisé par L’Oréal, le groupe de luxe récupérerait près de 150 millions d'euros par an, presque sans rien faire !
Une extrême liberté de L'Oréal, jusqu'à exploiter un nom de marque distinct de la mode...
Pour L'Oréal, c'est le prix de la liberté. Alors même que dans le cadre d’une licence, c’est en général la branche mode qui dicte ses codes aux partenaires, le groupe de beauté façonne en effet la marque à sa manière. «On leur présente nos projets, notre stratégie en bonne intelligence, mais à la fin, c'est nous qui décidons. Nous sommes maîtres à bord», prône Nicolas Hieronimus. Cette forme d'irrévérence a abouti à un véritable schisme. Si le logo aux initiales enchâssées reste commun aux deux géants, chacun exploite désormais des noms distincts. Lorsque la marque de couture a revu son identité pour devenir Saint Laurent Paris, L'Oréal a choisi de conserver le prénom du créateur, et continué d'inscrire Yves Saint Laurent sur toutes ses gammes. En 2014, cette volonté d’émancipation avait même valu aux deux partenaires une explication en place publique. Visiblement agacé du dispositif de promotion du parfum Black Opium, le sanguin directeur artistique de l'époque, Hedi Slimane, avait publié un communiqué lapidaire sur Twitter. «Aucune intervention créative d'Hedi Slimane n'a eu lieu s'agissant des lancements et choix d'éléments artistiques sur les gammes de produits ou publicités d'Yves Saint Laurent Beauté», indiquait le message. A bon entendeur…
Depuis, le fossé s’est encore creusé entre les deux marques. Au point qu'Eric Briones considère le label comme «quasi schizophrène». Et si, à l’occasion du règlement de comptes de 2014, la mode était encore en position de force, c’est cette fois l'activité beauté qui a pris l'avantage. Le recrutement de la chanteuse Dua Lipa comme égérie des parfums et du maquillage Yves Saint Laurent a même permis à l'Oréal de marquer un point supplémentaire. Avec plus de 87 millions d'abonnés sur Instagram, la star britannique est une référence chez les millennials. «La mode s'est enfermée dans un cocon très froid et glacial, presque snob, qui n'inspire pas la jeunesse, quand les campagnes d'YSL Beauté sont pleines d'énergie», relève Eric Briones. Mais la nomination d'un nouveau directeur général chez Saint Laurent pourrait permettre à la branche mode de briller à nouveau. A peine arrivé de chez Balenciaga, Cédric Charbit s'est mis au travail, en duo avec Anthony Vaccarello. C'est lui qui aurait poussé pour faire entrer Zoe Saldaña, l'actrice d'"Emilia Pérez", dans l'écurie des égéries YSL. Et qui a fait diffuser une campagne mondiale avec cette dernière, pile au moment où elle entrait dans la lumière. Un point partout, YSL au centre.
La griffe de mode part aussi à la conquête d'Hollywood
Au cinéma, le groupe Kering vient de ringardiser le procédé du placement de produits. Car c’est plutôt sa propre maison de financement cinématographique, baptisée Saint Laurent Productions, qu’il a décidé de créer. Initié en 2023, le projet vient d’enregistrer son premier succès, avec "Emilia Pérez", du réalisateur Jacques Audiard. Au générique de ce film que la société a coproduit, le directeur artistique de la griffe Anthony Vaccarello apparaît en pleine lumière, tandis que les tenues de Zoe Saldaña donnent un coup de jeune à l’univers Saint Laurent. Et notamment son tailleur pantalon en velours rouge, que porte l’avocate lors d’un dîner. S'il est impossible de savoir combien la marque de mode a misé pour participer aux 25 millions d'euros qu'a coûté la production, le directeur de publication du site CinéFinances.info Serge Siritzky ne doute pas que c'est déjà «une bonne affaire pour Saint Laurent». Selon ce spécialiste, le film dont les droits à l’international ont été achetés par Netflix a réalisé 1,3 million d'entrées en salles, et a aussi touché sa cible, les classes aisées. Sans compter qu'avec les Oscars, ceux qui l'avaient raté vont se rattraper.
- Accès à tous les articles réservés aux abonnés, sur le site et l'appli
- Le magazine en version numérique
- Navigation sans publicité
- Sans engagement



















