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Quand Faith Kipyegon s’est élancée sur la piste, le 26 juin, pour tenter de devenir la première femme à courir le mile (1 609 mètres) en moins de quatre minutes, les quelque 5 000 spectateurs du stade Charléty, à Paris, ont retenu leur souffle. Et Elliott Hill, le big boss de Nike, s’est frotté les mains. Car même si la Kényane et triple championne olympique du 1 500 mètres a finalement manqué l’exploit, son sponsor officiel, à l’origine du défi, s’est offert un joli coup marketing en diffusant l’événement sur Amazon Prime Video. Et en faisant faire le tour de la planète aux Victory Elite FK, ses nouvelles chaussures de course conçues pour cette égérie. Une manière aussi de répondre du tac au tac au rassemblement Road to Records, qui s’était tenu tout juste deux mois plus tôt sur les terres d’Adidas, son éternel rival européen. Dans son fief de Herzogenaurach, en Allemagne, l’équipementier avait invité des champions de course à pied à fouler l’asphalte de son campus World of Sports avec ses chaussures de running Adizero.
Un marché à 150 milliards de dollars
Des pistes d’athlé aux stades de foot, des courts de tennis aux parquets de la NBA, on a pris l’habitude que le swoosh (le logo de Nike) et les trois bandes se rendent ainsi coup pour coup… Quoi de mieux en effet pour fasciner enfants comme ados, et les inciter à réclamer les dernières sneakers à la mode ? Cette clientèle est devenue stratégique pour les équipementiers sportifs : rien que lors de la dernière rentrée scolaire, les Américains ont dépensé 7,6 milliards de dollars pour renouveler leur placard à chaussures. Tandis qu’en France, sur les six paires que les parents ont en moyenne achetées, l’an passé, pour chacun de leurs enfants de 4 à 14 ans, la moitié étaient des baskets.
Le problème, sur ce segment estimé à 150 milliards de dollars (vêtements de sport inclus), c’est que des challengers – Puma, Asics, New Balance, On ou Hoka – commencent à menacer la domination de ces leaders. «En l’espace de cinq ans, les deux géants du sport ont cédé 3% de parts de marché», révèle la dernière étude «Apparel & Footwear» réalisée par Euromonitor International. Sur le segment de la chaussure, qui représente 68% de leurs ventes (68% chez Nike, 59% chez Adidas), les deux firmes ont même commis plusieurs bévues ayant conduit au départ de leurs dirigeants respectifs, John Donahoe et Kasper Rorsted.
De nouveaux patrons pour relancer les ventes
La situation devenait en effet si préoccupante pour la marque aux trois bandes que son conseil de surveillance n’a pas hésité, fin 2022, à débaucher le Norvégien Björn Gulden, patron du vieux concurrent et voisin allemand Puma, pour remettre un peu d’ordre dans les affaires. Quant à Nike, son conseil d’administration est allé chercher l’an dernier un de ses anciens pontes du marketing, le fameux Elliot Hill, qui jouissait d’une paisible retraite après son départ de l’équipementier américain, quatre ans plus tôt.
Certes, depuis son arrivée, Björn Gulden ne s’en sort pas trop mal. Grâce à cet ex-footballeur, Adidas a même amorcé une remontada, en renouant avec les profits (824 millions d’euros en 2024) et une croissance à deux chiffres (+ 12%, à 23,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires). A l’inverse, Nike a vécu l’un des pires exercices de son histoire : son chiffre d’affaires a reculé de 10%, à 46,3 milliards de dollars, tandis que ses profits ont dégringolé de 44%, à 3,2 milliards.
Nike muscle sa distribution, Adidas mise sur le rétromarketing
Une mauvaise passe qui doit beaucoup à l’arrogante stratégie de distribution de l’ex-PDG John Donahoe. Pour gonfler ses marges, cet ancien ponte du site marchand eBay avait décidé de se passer de la plupart de ses partenaires revendeurs, en misant sur ses propres magasins et sur son site web. Lancée en pleine pandémie de Covid, cette stratégie avait au départ fonctionné. Mais, avec la réouverture des magasins, la marque a vite perdu en visibilité. Et a dû se résoudre à voir Adidas, comme d’autres challengers, prendre sa place dans les rayons.
Mais le fabricant allemand n’est pas non plus exempt de faux pas. Il a dû, par exemple, tourner la page Kanye West, cette star du rap américain qui avait cocréé la collection de sneakers Yeezy. Ces chaussures étaient devenues la vache à lait de l’équipementier allemand, avec 650 millions d’euros de profits annuels, mais les propos antisémites et suprémacistes du chanteur avaient contraint Adidas à mettre fin au partenariat dès 2022. Gulden, qui s’était alors retrouvé avec 1,2 milliard d’euros de stocks sur les bras, n’a fini de les écouler que l’an dernier, en les bradant, puis en reversant ses bénéfices à des associations de lutte contre le racisme et l’antisémitisme.
Pour rebondir, Adidas a beaucoup puisé dans son savoir-faire en rétromarketing. Sa recette : relancer d’antiques best-sellers des années 1960 et 1970 en les adaptant à la rue et à la vie de tous les jours. L’équipementier vient ainsi de sortir cet été les Superstar, en s’offrant l’acteur Samuel Jackson pour faire leur promo dans un spot de pub. Créée pour les basketteurs des années 1970, cette paire fut la première à s’émanciper des playgrounds pour battre les pavés dès les années 1980, après avoir été chaussée par les rappeurs du groupe Run-DMC. Mais ce n’est pas tout : en juillet, Björn Gulden a aussi eu l’audace de revisiter les Stan Smith, mythiques icônes des courts de tennis, pour en faire des espadrilles !
Les deux icônes du sport business peinent à se réinventer
En face, Nike a lui aussi cédé à la tentation d’exploiter les pépites de son catalogue. Sauf que la magie a de plus en plus de mal à prendre. Lancée l’an dernier, son Air Max Dn n’a par exemple guère enthousiasmé les foules, tandis que la Panda Dunk a été élue «pire basket de tous les temps» en 2023. «Tout cela ne fait que confirmer un rejet de Nike, estime Mehdi Karmouda Krzyzelewski, créateur du site sneakersculture.fr et du podcast du même nom. La marque ne parvient plus à imposer son style au marché.»
Pour les deux équipementiers, il y a donc urgence à innover. Mais tous deux sont loin du compte. La dernière rupture technologique signée Adidas remonte à une douzaine d’années, avec ses semelles Boost, qui contribuent à améliorer l’amorti au sol et à donner plus de puissance aux coureurs de fond. Nike avait repris l’avantage en 2017 en incorporant dans ses semelles une plaque en fibres de carbone, qui fit tomber des records en cascade chez les marathoniens. Une nouveauté que l’allemand mit près de trois ans à répliquer dans ses propres modèles. Depuis, statu quo.
Les fans du swoosh scruteront donc les Nike GT Future, une paire de baskets au look futuriste qui sera lancée pour les débuts de la saison de NBA, en octobre. Il faut dire que, sur les parquets, l’américain règne encore en maître. L’an dernier, il a renouvelé pour douze ans le contrat d’équipementier de la NBA qu’il avait raflé en 2017 à Adidas. Mais cela n’empêche pas son rival allemand de marquer des points, grâce à ses Adidas AE 1, conçues à l’origine pour le joueur américain Anthony Edwards, son ambassadeur fétiche. Lancé fin 2023, ce modèle a fait le bonheur de Foot Locker, leur distributeur exclusif, qui a vu son cours de Bourse flamber de 20% dans les trois mois qui ont suivi. Mary Dillon, la patronne de l’enseigne, attend donc avec la même impatience que les fans la sortie des AE 2, en janvier.
Chez Converse aussi, c’est le coup de pompe
Acquises par Nike il y a plus de vingt ans, les fameuses baskets Converse traversent une aussi mauvaise passe que leur maison mère. Lors du dernier exercice, le fabricant des célèbres All Star a accusé une baisse de 20% de son chiffre d’affaires, à 1,7 milliard de dollars. Au point que Nike a décidé de faire valser son PDG Jared Carver, en poste depuis seulement deux ans. Son remplaçant, Aaron Cain, ex-patron de la branche Nike Men’s dédiée aux chaussures et vêtements masculins, est chargé d’administrer un traitement de choc à cette filiale, qui cumule désormais huit trimestres consécutifs de baisse de revenus. Tout comme Reebok, qui avait végété après son rachat par Adidas, au début des années 2000, Converse n’a jamais réussi à se renouveler depuis qu’il a été avalé par Nike. La marque pourrait suivre le même chemin que l’ex-filiale du groupe allemand : il y a quatre ans, l’équipementier de Herzogenaurach s’était résolu à la céder, en enregistrant une moins-value de 1 milliard d’euros.
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