Paolo Ardoino (PDG du stablecoin Tether) : «L’Europe n’est pas essentielle à notre modèle économique»

Aujourd’hui, si vous êtes une petite ou moyenne entreprise et que vous n'avez pas la chance d'être dans la Silicon Valley, lever des fonds est devenu presque impossible, d’autant plus que les taux d'intérêt sont actuellement élevés. Bitfinex Securities permet aux entreprises - petites, moyennes ou grandes - de devenir elles-mêmes émettrices de titres dans un cadre réglementé. Je peux prendre l’exemple d’un producteur de café au Salvador ou d’une entreprise agricole au Kazakhstan : ils peuvent désormais lever des fonds pour améliorer leur production. Nous sommes désormais dans deux juridictions, El Salvador et le Kazakhstan. Les entreprises passent par un processus de vérification et d’audit approfondi, et si celui-ci est positif, elles pourront enfin lever des fonds via notre plateforme. Nous avons une interface et un processus extrêmement faciles à suivre pour les investisseurs. Et dans ce contexte, nous sommes également en mesure de lancer un marché secondaire pour les titres de ces entreprises.

Combien d'entreprises accompagnez-vous sur votre plateforme ?

En ce moment, nous avons une liste d’attente d’environ 300 entreprises mais nous n'acceptons qu’environ 10% des entreprises qui nous contactent. Nous avons récemment clôturé la levée de fonds de 5,2 millions de dollars de Mikro Kapital,une plateforme de micro-prêts. Ils viennent du monde financier traditionnel et voulaient tester ce type d’offres. Nous allons également annoncer un autre grand acteur de l’immobilier, vraiment intéressant, en provenance d’El Salvador.

Quels autres territoires ciblez-vous ?

Actuellement, nous n'en avons que deux, mais nous voyons des ouvertures à Singapour et dans d’autres pays prêts pour cette réforme numérique de l'industrie financière traditionnelle. Je viens moi-même d'une industrie financière traditionnelle et je dis toujours que l'infrastructure technologique de l'industrie financière est maintenue avec des bouts de ficelle : elle a été construite il y a 40 ans et n'a jamais été modifiée. Plutôt que d'essayer de la réparer en bricolant, il est préférable de la transformer par la blockchain afin de tout tokeniser et d’obtenir ainsi plus de transparence dans les paiements. Il n’y a pas d’autre avenir possible. Même Larry Fink (PDG du gestionnaire d’actifs Blackrock, NDLR) partage cet avis. Vous avez pu voir Citigroup annoncer qu'ils lanceront une plateforme de tokenisation. Bitfinex et Tether travaillent sur une plateforme de tokenisation qui continuera à renforcer Bitfinex Securities. C’est un marché de plusieurs milliards de dollars.

Imaginiez-vous que BlackRock irait si vite dans la tokenisation avec son fonds Build ?

Honnêtement, non, je ne l’imaginais pas. C’est une entreprise qui pèse plusieurs centaines de milliards de dollars et ils ont avancé très rapidement, comme pour l’ETF Bitcoin. Nous devons reconnaître qu'ils sont des contributeurs importants sur le sujet des cryptoactifs.

Revenons à Bitfinex, la plateforme d’échanges. Elle existe toujours 12 ans après sa création. Comment expliquez-vous cette résilience alors que nombre de vos homologues n’ont pas duré ?

Cela s’explique par les personnes qui font l’entreprise. Nous avons un noyau solide de collaborateurs qui sont restés malgré toutes les difficultés (Bitfinex fut notamment victime d’un piratage en 2016, NDLR). Fondamentalement, le noyau dur est resté. En 2016, nous avons été piratés, et beaucoup d'entreprises auraient jeté l'éponge mais nous avons décidé de réparer les dégâts. C'était la bonne chose à faire. Nous avons pu rembourser notre clientèle en sept mois.

Bitfinex est toujours une entreprise qui investit beaucoup dans le développement du Bitcoin avec des subventions destinées aux développeurs. Pourquoi est-ce important pour vous de continuer à participer à son infrastructure ?

Les investisseurs en capital-risque sont plus intéressés par la réalisation de profits en finançant de nouvelles blockchains qu'à travailler pour rendre le bitcoin plus évolutif. Si vous regardez combien d'investissements ont été réalisés par les investisseurs en capital-risque dans l'infrastructure du Bitcoin, ce n’est rien en comparaison de toutes ces blockchains qui ont reçu beaucoup d'argent sans même avoir de produit. Nous pensons que cela relève de notre devoir, en tant qu'entreprise, ou groupe d'entreprisesn de soutenir les bons projets qui continuent de développer cette infrastructure. C'est une manière de défendre le Bitcoin, qui nous a permis d’engranger beaucoup d’argent.

Les exigences demandées aux stablecoins par le régime MiCA sont effrayantes

Récemment, la plateforme OKX a annoncé l’abandon du trading avec votre stablecoin USDT, supposément en raison de MiCA, qui imposera à partir du 30 juin aux émetteurs de stablecoins de recevoir une autorisation, par un régulateur de l’UE (Union européenne), pour commercialiser leurs stablecoins. Quelle est votre opinion à ce sujet ? L’USDT est-il menacé en Europe ?

En premier lieu, OKX a conservé quelques paires de trading, et ils se sont corrigés dans leur déclaration. Ils ont ainsi conservé l’USDT contre l’euro et quelques autres paires. L'intérêt de MiCA, c'est que le dollar ne remette pas en question la dominance de l'euro en Europe. C'est le protectionnisme classique des pays. Le premier objectif de la licence MiCA est de décourager les stablecoins non libellés en euro, et ensuite ceux libellés en euro. Les Etats-Unis, qu’il s’agisse des Démocrates ou des Républicains, ont clairement dit : «Nous ne voulons pas de MNBC» (monnaies numériques de banques centrales, NDLR). L'Europe, elle, est là à dire : «Faisons une MNBC. Nous serons gentils, nous serons beaux, tout le monde aimera ça.» Ce n'est pas la bonne voie, c'est en revanche le bon chemin pour la dystopie. Cependant, nous travaillons avec les régulateurs européens depuis trois ans. Et nous sommes toujours en discussion car nous sommes encore en train de décider si nous voulons être régulés en Europe ou non. Les exigences demandées aux stablecoins par le régime MiCA sont effrayantes.

Pourquoi ?

Si vous êtes un stablecoin aussi important, vous devriez garder 60% de dépôts en espèces. C'est absurde. Les dépôts en espèces ne sont pas assurés. Or, on l’a vu avec l’un de nos principaux concurrents, dont les comptes étaient domicilés à la Silicon Valley Bank l’an passé, avec 3,3 milliards de dollars de dépôts en espèces non assurés. Ppour la première fois dans l'Histoire, la FDIC (agence américaine de garantie des dépôts bancaires, NDLR) a décidé de sauver la Silicon Valley Bank. Sans cela, toutes les entreprises de la Silicon Valley auraient été foutues et notre principal concurrent aurait été mort. Leur stablecoin avait quand même vu son cours baisser de 13%. Nous avons demandé à la Banque centrale européenne (BCE) et aux régulateurs européens de nous permettre de garder 100% en bons du Trésor de la BCE. C'est exactement ce que nous faisons aux Etats-Unis. Nous avons environ 90 milliards de dollars en bons du Trésor américain. Nous pourrions faire la même chose en Europe. Nous pourrions être l'un des plus grands acheteurs de la dette européenne. Mais non, ils nous demandent de garder nos dépôts en espèces. Ce serait plus simple si le régulateur européen nous disait : "Nous ne voulons pas de vous". Au moins, ils seraient francs. En réalité, ils augmentent le risque systémique.

Croyez-vous à un avenir de l’USDT au sein de l’Union Européenne ?

Au bout du compte, peu de gens en Europe ou aux États-Unis utilisent des stablecoins. En Europe, plus de 90 % des personnes ont un compte bancaire, avec des cartes de débit et de crédit. Il n'y a pas de sens, pour une personne résidant aux États-Unis ou en Europe, d'utiliser des stablecoins. Ceux qui ont besoin de stablecoins sont ceux qui vivent dans tous les pays dont la monnaie nationale perd de sa valeur. Le peso argentin a perdu 98% de sa valeur par rapport au dollar, et la livre turque a perdu 80% de sa valeur par rapport au dollar. Ces populations sont désespérées : elles ont besoin du dollar mais n’y ont pas accès. Elles se tournent donc vers les stablecoins. Nous voulons être réglementés en Europe, mais nous ne le serons pas si cela signifie de mettre notre produit en péril.

L’Europe n’est donc pas essentielle à votre modèle économique ?

Elle ne l’est pas. Nous aimerions être ici, en Europe, car cela créerait un bel écosystème, des emplois et nous pourrions acheter de la dette européenne. Nous serions un grand acteur, je le pense, pour l'Europe. Mais si cela doit nous mettre en danger, cela n’a pas de sens.

Vous avez implicitement mentionné votre concurrent Circle. Vous vous êtes sentis visés par le témoignage d’une de ses représentantes devant le Congrès américain en février 2024, qui a lancé qu’«aucune compagnie ne devrait être autorisée à faire référence au dollar américain sans présenter les valeurs démocratiques américaines au sein de son stablecoin». Devant la même institution, Coinbase a évoqué “«a recherche» par «les criminels» de «plateformes off-shore” comme la vôtre (Tether est domiciliée dans les îles Vierges Britanniques). Que répondez-vous à cela ?

Ça me rend triste mais si votre seule stratégie est de tuer votre concurrent par des mensonges, cela en dit long sur leur modèle d'entreprise. C'est un acte de désespoir. Cela ne nécessite pas de réponse. Si vous regardez les posts sur Twitter ces jours-ci, tout le monde, dans notre communauté, considère Circle comme des gens sans éthique. La raison pour laquelle ils sont si petits en termes de capitalisation (32 milliards de dollars pour le stablecoin USDC, soit un tiers de l’USDT, NDLR) signifie quelque chose, n'est-ce pas ?

Vous avez investi plus de 500 millions dans l’infrastructure minière bitcoin depuis mi-2023. Un investissement supposément très profitable. Prévoyez-vous d’investir davantage ?

Vous savez pourquoi nous avons investi dans l'exploitation minière ? Notre philosophie prône la décentralisation. L’an passé, Tether a réalisé 6,2 milliards de dollars de bénéfices, dont seule une petite partie a été distribuée aux actionnaires. Au cours des six derniers mois, rien n'a été partagé avec les actionnaires. Tout le reste a été réinvesti dans l'entreprise et les industries parallèles. La chose la plus importante est que l'exploitation minière de Bitcoin soit décentralisée. En ce moment, plus de 50% de l'exploitation minière de Bitcoin se trouve aux États-Unis. Avant, elle se trouvait en Chine. Les États-Unis sont définitivement plus ouverts que la Chine mais ce n'est pas génial d'avoir plus de 50% de l'exploitation minière de Bitcoin dans un seul pays.

Aujourd’hui, Tether est probablement l'une des sociétés de crypto les plus puissantes du monde. Quelles sont les prochaines étapes de votre développement ?

Tether se développe dans différents domaines. Le minage de Bitcoin en est un mais, en réalité, nous avons cinq piliers : la finance, les stablecoins et la tokenisation, la production d'énergie, l'exploitation minière de Bitcoin. Nous venons de faire un investissement d'environ 1 milliard de dollars dans Northern data, une société d'infrastructure d'IA (intelligence artificielle) parmi les plus grands fournisseurs de puces IA en Europe. Nous avons également un volet éducatif lié au monde numérique avec une société de marketing en ligne.

Comprenez-vous les critiques qui estiment que la taille de Tether en fait un risque pour l’écosystème ?

Je ne considère même plus Tether comme une entreprise crypto. Comme je l'ai dit, nous investissons dans de nombreux domaines comme l'IA et l'énergie. Nous sommes un fournisseur d'infrastructure dans cinq catégories et industries différentes. Vous pourriez dire la même chose de JPMorgan (l’une des grandes banques américaines, NDLR) : «Et si JPMorgan échouait ? Pourquoi ont-ils autant de pouvoir ?» Nous avons créé la stabilité dans l'industrie. Nous avons toujours été considérés comme des brebis galeuses. Or, la plupart de nos critiques ont eux-mêmes fait faillite au cours des dernières années. Toutes ces entreprises qui ont critiqué Tether et sa gestion ont en fait montré qu’elles avaient une très mauvaise gestion de leurs risques. Je pense que nous gérons vraiment bien notre portefeuille : l’argent que nous gagnons l’atteste. La banque Cantor Fitzgerald - principale courtière en valeurs mobilières - a déclaré que nous étions légitimes. Nous avons une revue trimestrielle de nos comptes effectuée par de l'une des principales sociétés d'audit (le cabinet BDO, NDLR). Nous gardons 6 milliards de dollars d’actifs en réserve de plus que nos passifs totaux en circulation. Nous disposons donc de 106% de réserve, quand les banques n’en ont que 10% puisqu’elles prêtent 90% de leurs dépôts. Que pouvons-nous faire de plus ?