
Même Virginie Efira a été victime de violences économiques. Certes, pas l’actrice elle-même, mais le personnage qu’elle incarne dans L’Amour et les Forêts, le film de Valérie Donzelli sorti en 2023. Si Blanche, l’héroïne de ce long-métrage, travaille, c’est contre la volonté de son mari Grégoire qui contrôle obstinément sa vie et ses dépenses.
Cette forme d’emprise, longtemps passée sous les radars, Jessica Stéphan la connaît bien. Et pour cause, elle en a été la cible entre 1996 et 2019. Son histoire montre que personne n’est épargné, pas même la banquière qu’elle fut pendant vingt ans à la Société générale. «J’ai le profil “vache à lait”, analyse-t-elle aujourd’hui. J’entretenais mon conjoint car, sinon, il y avait des représailles. Il a souscrit des emprunts à mon nom, en usurpant mon identité. Un jour, alors que j’étais enceinte de six mois, les huissiers ont débarqué pour vider mon appartement. J’ai découvert que j’avais 100 000 euros de dettes.»
La violence économique faite aux femmes maintenant reconnue
Depuis, l’ancienne conseillère clientèle a appris à repérer les failles du système bancaire : «A l’époque, le salaire de Madame pouvait encore être versé sur le compte de Monsieur. J’avais prévenu qu’on ne pouvait plus faire ça !» Désormais, Jessica Stéphan forme les professionnels à la prise en charge des victimes à travers son entreprise JS Formations. «Dans tous les dossiers de violences conjugales que je traite, il y a des violences économiques, souligne-t-elle. C’est l’un des premiers maillons du contrôle coercitif. Pour empêcher les femmes de partir, le nerf de la guerre, c’est l’argent.»
Héloïse Bolle, conseillère en gestion de patrimoine et fondatrice en 2018 d’Oseille & Compagnie, a identifié ce phénomène quand elle a commencé à travailler sur l’argent dans le couple. «Dans mon livre “Les bons comptes font les bons amants” paru en 2019, je décris de telles situations, indique-t-elle. Ce n’est pas nouveau. Ce qui l’est, c’est de les nommer et de dire que ce n’est pas acceptable.»
La loi Rixain de 2021 fait avancer les choses
A la même période, Paola Vieira, alors directrice de projet chez BNP Paribas, reçoit l’appel d’une amie : «Elle venait de porter plainte pour violence conjugale contre son conjoint. Ce dernier, dès qu’il est sorti de garde à vue, a fait opposition à la carte bancaire de Madame, qui s’est retrouvée sans argent. Les associations m’ont dit que la seule solution, c’était d’ouvrir un compte dans une banque sans que le mari l’apprenne.»
En janvier 2021, un rapport de la Délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale couche noir sur blanc les termes de violences économiques. Son autrice, la députée Marie-Pierre Rixain, ne s’arrête pas là. La première mesure de la loi du 24 décembre 2021, qui porte son nom, corrige ce qu’avait dénoncé Jessica Stéphan : elle consacre l’obligation de versement des salaires et des prestations sociales individuelles sur un compte bancaire dont le ou la bénéficiaire est titulaire ou cotitulaire, sans possibilité de les aiguiller vers un compte tiers.
Des mesures mises en place par les banques
La banque et la société civile s’emparent alors du sujet. En 2022 sort la campagne d’information glaçante de la Fédération nationale Solidarité Femmes. Nommée «EyeMoney», la vidéo conçue comme une fausse publicité montre des hommes se réjouissant de pouvoir contrôler facilement les dépenses de leur conjointe grâce à une application mobile. Les violences économiques sont crûment mises en scène : dénigrement, contrôle financier, chantage, captation des moyens de paiement, interdiction de travailler. En 2024, la Fédération comptabilise 24% d’appels dénonçant de telles situations au 3919, sa ligne d’aide et d’écoute.
Fin 2022, chez BNP Paribas, Paola Vieira devient directrice du premier projet visant à protéger contre ce danger. «On a formé les collaborateurs, puis on a sensibilisé les clients avec des publications sur Instagram et une campagne d’affichage dans les agences mettant en avant le 3919.» La banque a aussi produit la série «Ceci n’est pas une vidéo de chats», qui raconte les violences économiques dans le couple. Paola Vieira, aujourd’hui à la tête de son entreprise de conseil sur le sujet, note que «85% des victimes sont des femmes et 15% des hommes. Mais ces actes ne sont pas encore suivis dans les statistiques officielles.»
Près d’un quart des Françaises ne disposent pas d’un compte bancaire personnel
Quelle est l’ampleur du problème ? Pour mieux le cerner, l’économiste Rebecca Amsellem, fondatrice de la newsletter «Les Glorieuses», a commandé un sondage à l’Ifop en 2023. Selon cet institut, les violences économiques touchent 41% des femmes, et le risque d’en être l’objet est deux fois plus élevé si la femme gagne beaucoup moins que son conjoint. Avec Héloïse Bolle, Rebecca Amsellem a élaboré un baromètre, accessible sur le site Les Glorieuses, qu’elle souhaiterait “disponible dans les offices notariaux, les banques, tous les endroits où l’on parle d’argent et où les femmes viennent”. Cet outil permet de jauger la relation dans laquelle on évolue : est-elle saine ? Ou subit-on des violences économiques plus ou moins graves ? «Toute organisation financière préjudiciable et non librement consentie en est une, résume Héloïse Bolle. Par exemple, partager à égalité les dépenses du foyer alors que l’on gagne beaucoup moins que son conjoint.»
Des chiffres, le Crédit mutuel en a fourni de nouveaux en 2024 en partenariat avec le 3919, via une autre enquête Ifop. Près d’un quart des Françaises ne disposent toujours pas d’un compte bancaire personnel. Et 82% des sondées estiment que les banques ont un rôle à jouer dans l’accompagnement des femmes confrontées à ces violences. «La première initiative de notre partenariat avec Solidarité Femmes a été de permettre l’ouverture d’un compte au nom de la cliente, mais domicilié à l’adresse de l’association, pour que les courriers ne parviennent pas au conjoint», explique Eric Petitgand, directeur général de Crédit mutuel Alliance fédérale.
La Caisse d’épargne et La Banque postale ont également mis en place un dispositif d’ouverture de compte adapté pour les victimes. Malgré tout, «dans les bureaux des conseillers de clientèle, on est encore loin d’inciter des femmes à l’autonomie financière», déplore Jessica Stéphan. Pas très étonnant, selon Héloïse Bolle, convaincue qu’«il est toujours plus facile pour les professionnels de travailler pour celui qui a les fonds» – l’homme, donc, qui gagne plus que sa conjointe dans 75% des couples hétérosexuels. Notaires, banquiers, gestionnaires de patrimoine, tous, juge-t-elle, devraient se poser systématiquement la seule question qui vaille : leurs conseils permettent-ils aux femmes de garder leur liberté ?
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