Cent fois, Christine a refait ses calculs. Obstinément, le même chiffre s’est affiché sur l’écran de son ordinateur : plus de 200 000 euros. La somme que cette cadre sup dans la communication aurait économisée si elle avait été imposée, au fil de sa carrière, sur ses seuls revenus. Mais, mariée pendant trente ans, elle a été soumise au régime de l’imposition commune : un taux unique calculé pour son foyer fiscal. Or son ex-mari gagnait sensiblement plus qu’elle, jusqu’à 80% certaines années. «Et je n’ai pas pu obtenir réparation au moment du divorce», soupire-t-elle. Cherchez l’erreur…

Depuis septembre 2025, c’en est fini de cette injustice fiscale. Désormais, un taux individualisé de prélèvement à la source sera calculé pour chaque membre du couple, pacsé ou marié. Bref, chacun sa feuille de paie ou sa retraite, chacun sa facture – sauf demande contraire explicite. «Merci Marie-Pierre Rixain !» glisse Christine. C’est un amendement de la députée Renaissance de l’Essonne, ex-présidente de la délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale, qui a chamboulé la donne, permettant une nouvelle avancée dans la longue quête de l’égalité économique et financière entamée en 1965.

Des freins psychologiques

Cette année-là, une loi bouleverse la vie des femmes mariées : enfin, elles sont autorisées à travailler, à ouvrir leur propre compte en banque et à gérer leurs biens personnels sans la bénédiction préalable de leur mari. «Pour la première fois, on leur reconnaît la capacité à s’occuper de leur argent, ce qui relevait jusque-là du domaine des mâles, décrypte la psychanalyste Nicole Prieur. Pour autant, elles ne se sont pas senties aptes à le faire et elles ont transmis à leurs filles leur timidité vis-à-vis de l’argent. Soixante ans, c’est court sur le plan psychique pour mettre en place de nouvelles représentations…»

C’est tellement court qu’en 2025, selon une enquête Ifop pour La France Mutualiste en partenariat avec Bpifrance Le Lab, seules 34% des sondées estiment que l’indépendance financière des femmes est acquise. Il y a donc encore du chemin à parcourir, apparemment, pour venir totalement à bout des iniquités, petites et grandes, qui leur coûtent encore cher. Certes, on a progressé ces dernières années. Ainsi, les ex-conjoints ou ex-pacsés ne sont plus systématiquement obligés d’assumer les dettes fiscales de leur partenaire ayant fraudé le fisc – 87% des demandes d’exemption sont faites par des femmes. Depuis peu, un nouveau texte, signé Marie-Pierre Rixain lui aussi, impose le versement des salaires, des allocations et des prestations sociales sur un compte en banque détenu ou codétenu par le bénéficiaire. Plus possible, donc, de déposer l’argent revenant à Madame sur le compte de Monsieur. Quant aux bénéficiaires de l’allocation adulte handicapé, les revenus de leur conjoint ne sont plus pris en compte dans le calcul de leur prestation.

«Je suis pour que cette “déconjugalisation” s’applique à toutes les allocations sociales, martèle Marie-Pierre Rixain. Parce que l’argent des femmes leur revient, et qu’il n’est pas un revenu d’appoint dans la famille ou le couple.» Elle désigne d’autres inégalités à abolir : «En cas de divorce, si la prestation compensatoire est versée sur une durée supérieure à douze mois, elle est déductible de l’impôt sur le revenu pour celui qui la verse et imposable pour celui qui la reçoit – des femmes dans la grande majorité des cas. C’est le régime appliqué aux pensions alimentaires.» Fin octobre, l’Assemblée nationale a adopté deux amendements rectifiant cette situation. A voir s’ils survivent à l’adoption du budget.

L'argent, sujet toujours tabou

Dans le couple, les questions d’argent ressemblent parfois à un champ de mines. «Cela reste un sujet tabou, souligne la psychanalyste Nicole Prieur. L’hypervalorisation de l’amour en tant que ciment de la famille a pénalisé les femmes. Si elles comptent, c’est qu’elles sont mesquines, elles qui ont été élevées dans l’idéal du don et de l’écoute des désirs des autres.» Une enquête réalisée par l’Ifop en 2023 pour la newsletter féministe Les Glorieuses fait froid dans le dos : 41% des sondées ont déjà subi au moins une forme de violence économique conjugale, que leur conjoint ait exercé un contrôle sur leurs dépenses, rogné leur épargne, pillé le budget familial ou qu’il ait bridé leur carrière.

En prime, les traditions successorales ont la vie dure. Les sociologues Céline Bessière et Sibylle Gollac l’ont montré dans leur livre «Le Genre du capital, comment la famille reproduit les inégalités » (La Découverte, 2020). D’après ces deux chercheuses, les «biens structurants », c’est-à-dire «les choses qu’il faut garder» (terres agricoles, entreprises et immeubles), sont encore le plus souvent transmis aux fils de la famille, leurs soeurs recevant, elles, une somme d’argent en compensation. En outre, les garçons sont davantage aidés financièrement, par exemple en recevant plus fréquemment des donations anticipées de la part de leurs parents.

Le patrimoine des femmes s’en ressent. En 1998, il était inférieur de 9% à celui des hommes. En 2015, l’écart s’était creusé à 16,3% (dernière donnée disponible). Dans le monde, elles ne contrôlent qu’un tiers des avoirs financiers des ménages. Mais les temps commencent à changer, juge Audrey Duez, notaire à Paris : «Aujourd’hui, les pères de 50-60 ans font confiance à leurs filles pour assurer leur succession. D’autant plus que les métiers d’expertise dont ils s’entourent, comptables, notaires ou avocats, sont à présent très féminisés.»

Quand elles travaillent gratuitement

Sur le front des salaires, l’égalité progresse également, mais à tout petits pas. Certes, l’écart entre hommes et femmes s’est réduit d’un tiers, à temps de travail égal, entre 1995 et 2023. Mais il atteint encore 22,2% en incluant les emplois à temps partiel. Comme si, cette année, les salariées travaillaient gratuitement du 10 novembre jusqu’à la fin de l’année, ont calculé Les Glorieuses. Résultat de ces rémunérations plus faibles ? Des pensions riquiqui une fois venu le temps de la retraite, alors que l’espérance de vie des femmes est plus longue : elles touchent, en moyenne, 37,5% de moins que les hommes – 23% en ajoutant leurs pensions de réversion.

Les causes sont connues : les choix professionnels des femmes qui les portent vers des secteurs et des métiers moins bien payés ; leur faible présence aux postes de direction ; leur réticence à demander une augmentation à leur patron. 48% d’entre elles n’osent pas, selon le baromètre de l’égalité professionnelle Audencia-KPMG réalisé par OpinionWay, alors que seuls 28% de leurs collègues masculins sont dans ce cas.

Ce rapport différent à l’argent émerge dès l’enfance. Dans un passionnant documentaire diffusé sur Arte, «Les femmes riches ne courent pas les rues», des petites filles donnent leur avis : «Gagner de l’argent, c’est bien, mais l’important, c’est d’aimer son métier», dit l’une. «L’argent, c’est beau, ça brille, mais ça sert à rien», renchérit une autre. L’argent de poche est le premier terreau des injustices. A allocation mensuelle égale, les garçons de 18 ans grappillent 200 euros de plus que les filles dans l’année. La différence, ce sont les rallonges qu’ils n’hésitent pas, eux, à réclamer, pour un ciné ici, pour une paire de chaussures là. Leurs parents les leur accordent volontiers, sous prétexte qu’ils auraient plus de besoins que leurs soeurs…

On prête moins aux femmes

Lorsqu’ils se lancent, plus tard, dans la création d’entreprise, le miracle se reproduit : ils lèvent des fonds plus facilement que les femmes. «Ce marché est celui de la testostérone, observe Catherine Abonnenc, ex-présidente du réseau Femmes Business Angels. Les femmes vendent moins de rêves et de gros rendements que les hommes.» Aujourd’hui, en Europe, 1,8% du capital-risque investi est consacré à des projets portés par des femmes qui, en prime, se voient accorder par les banques des prêts plus modestes. «Ces disparités sont non seulement déconcertantes, mais aussi néfastes à l’économie dans son ensemble, assène Christine Lagarde, la présidente de la Banque centrale européenne dans la dernière livraison de la “Revue d’économie financière”. En limitant l’accès des femmes aux ressources financières, on freine la création d’emploi et la croissance économique.»

Dotées d’un plus faible patrimoine financier et de revenus moins élevés, les femmes investissent moins (lire l’interview page 56). Même dans des produits peu risqués. L’étude menée par l’Ifop pour La France Mutualiste, en partenariat avec Bpifrance Le Lab, révèle que 31% des femmes interrogées détiennent un contrat d’assurance vie (38% des hommes) et que 10% d’entre elles possèdent un plan d’épargne en actions, (19% des sondés masculins). Sont-elles plus frileuses ? «Non, tranche Catherine Abonnenc. Elles sont plus responsables. » Sont-elles moins rompues aux rouages de la finance ? «Elles sont surtout moins confiantes dans leurs compétences», affirme Hélène Gherbi, la fondatrice de Femca, la plateforme de formation aux finances personnelles et à l’investissement. La presse féminine ne les encourage guère : l’immense majorité des articles «argent» parlent consommation, achats, soldes. Circonstance aggravante : l’industrie financière est encore largement la chasse gardée des hommes.

Une méfiance envers la Bourse

Alors que les placements boursiers sont l’investissement le plus rentable à long terme, les femmes continuent de s’en méfier. Elles ne représentent que 25% des 1,7 million d’investisseurs particuliers actifs en France (ceux ayant réalisé, dans l’année, au moins une transaction en Bourse), alors qu’elles étaient encore 30% en 2022, selon une étude publiée l’été dernier par l’Autorité des marchés financiers (AMF). «Cette baisse est due à la forte augmentation de la population d’investisseurs actifs hommes de moins de 40 ans, conjuguée à la stabilité de la population de femmes investisseurs actifs», précise le gendarme de la finance. C’est d’autant plus regrettable que ces dernières sont deux fois plus enclines à intégrer les fameux critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) dans leurs décisions de placement. Signe des temps, toutefois : les moins de 40 ans se laissent tenter davantage par la Bourse. En 2024, 112 000 jeunes femmes ont misé sur des actions cotées – 40 000 de plus qu’en 2022, d’après l’AMF. Tant mieux pour leur patrimoine et leur future retraite. Et tant mieux pour l’économie.