
Sommaire
- «Les entreprises ne veulent plus prendre de risques réputationnels»
- Les banques utilisent moins de paradis fiscaux lointains mais...
- ... choisissent des pays plus proches et accommodants
- En dix ans, le recours aux s’est accru chez toutes les banques paradis fiscaux
- La riposte de l'OCDE : un texte en faveur d'un impôt mondial voté par 130 pays
- Le Luxembourg reste la destination la plus prisée en Europe
Cocotiers, soleil tropical et taux d’imposition au ras du sable blanc : apparemment, la carte postale ne fait plus rêver nos banquiers. Faut-il y voir l’effet des scandales à répétition qui, des Bahamas Leaks aux Pandora Papers en passant par les Panama Papers, ont souligné à quel point les multinationales, assistées de leurs conseils financiers, excellaient dans l’évasion fiscale à grande échelle, à partir de ces pays offshore ? Toujours est-il que les montants logés par les grands groupes bancaires français aux Bahamas, aux Bermudes ou aux îles Caïmans ne cessent de dégringoler depuis 2019.
Selon les données que nous avons compilées, BNP Paribas et le Crédit agricole n’y déclarent par exemple plus aucun gain, après y avoir respectivement placé jusqu’à 134 et 38 millions d’euros de profits en 2015. Même si la baisse est moins flagrante, les bénéfices logés par la Société générale dans ces destinations ont fondu de 28 à 5 millions d’euros. Et si l’établissement déclare toujours des revenus aux Bermudes, il n’y compte aucun employé. «Cette filiale est pilotée depuis la France, ses revenus sont imposés ici», promet la banque rouge et noire.
«Les entreprises ne veulent plus prendre de risques réputationnels»
Dans ce paysage, seul BPCE fait exception : les recettes que le groupe fédérant les Banques populaires et les Caisses d’épargne dépose dans plusieurs confettis du Pacifique ont en effet progressé. Elles sont passées de 0 à 15 millions entre 2014 et 2023, aux îles Fidji et Salomon. Et avoisinaient 5 millions d’euros aux Caïmans en 2023, sans que le groupe n’emploie personne dans cet archipel des Caraïbes. Interrogé, BPCE n’y voit aucun abus. «Il s'agit d'une holding apportée par une contrepartie étrangère défaillante dans le cadre de la restructuration de sa dette», indique-t-il.
Il ne faut pas chercher bien loin les raisons d’un tel retrait ordonné : «Les entreprises ne veulent plus prendre de risques réputationnels», explique Pascal Saint-Amans, professeur de politique fiscale à HEC. En parallèle, les diverses pratiques d’optimisation fiscale, pour la plupart légales, et qui, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), rabotaient les recettes mondiales d’impôt de 4 à 10% par an, ont été mieux encadrées. L’OCDE a ainsi mis en place un arsenal connu sous le nom de «projet BEPS» (pour «érosion de la base de transfert de bénéfices»), destiné à compliquer le transfert de profits vers des pays à impôt faible ou nul.
L’effet des premières mesures, parmi la quinzaine adoptées en 2015, se devine donc dès 2019-2020. On voit par exemple disparaître progressivement les cash box, ces entités domiciliées dans un paradis fiscal, avec peu ou pas d’employés. «Longtemps, elles ont récupéré un maximum de profits en facturant aux autres branches de l’entreprise des royalties ou des intérêts de prêts intra-groupe», explique Pascal Saint-Amans.
Les banques utilisent moins de paradis fiscaux lointains mais...
Du mieux donc… mais il ne faudrait pas que l’arbre cache la forêt. Car, comme le prouve notre enquête, nos banques ne sont pas devenues irréprochables pour autant. Les plus grandes d’entre elles (Crédit agricole, Société générale, BNP Paribas et BPCE) comptent ainsi, en moyenne, une dizaine de filiales dans des endroits pouvant toujours être considérés comme des paradis fiscaux, selon la définition qu’en donne l’économiste Gabriel Zucman. A savoir des pays où le taux effectif de taxation des sociétés n’excède pas 15% (contre plus de 20% en France), et où le revenu par salarié est au moins le double du revenu domestique. A la place des destinations ensoleillées précédemment évoquées, il a suffi à nos établissements de viser des pays plus proches, souvent européens.
Quelle que soit la banque, la tendance est donc la même : entre 2014 et 2023, la part des revenus qu’elles réalisent en France a diminué, au profit de celle déclarée dans ces pays considérés comme accommodants. «Les travaux de l’OCDE, censés faire baisser les sommes placées dans les paradis fiscaux, ont eu l’effet contraire», indique Tove Maria Ryding, spécialiste de la fiscalité chez Eurodad, un réseau européen d’ONG. L’étude de Gabriel Zucman, parue en 2020, confirme le phénomène : la manne auparavant cachée à l’ombre des palmiers a été transférée sous nos latitudes, pour y prospérer.
... choisissent des pays plus proches et accommodants
Selon nos données, les chiffres d’affaires enregistrés à Chypre, en Irlande, au Luxembourg, à Malte et en Suisse, cinq pays correspondant à notre définition des paradis fiscaux, ont enflé chez cinq groupes bancaires sur six. En valeur absolue, ces sommes décollent à La Banque postale (+ 220% en dix ans), au Crédit agricole (+111%) et au Crédit mutuel (+80%) et, dans une moindre mesure, chez BNP Paribas (+32%) et Société générale (+28%). L’envolée se constate aussi en proportion de leurs revenus totaux. A La Banque postale, la part du produit net bancaire mondial (PNB, l’équivalent du chiffre d’affaires) réalisée dans les havres fiscaux européens a grimpé de 0 à 4% entre 2014 et 2023. Il faut voir là l’effet du rachat de CNP Assurances, et de son antenne chypriote, par la banque, filiale du groupe La Poste. Cette part de PNB a aussi progressé au Crédit agricole, de 7 à 9%, et a gagné un point chez BNP et Société générale. Seule BPCE, la banque qui s'éternise dans les îles, voit ce taux rester quasi-stable, de 1,02% à 0,77% sur la période.
En dehors de cette dernière et de La Banque postale, ces groupes privilégient le Luxembourg. Ils y placent plus de 60% du pactole logé dans ces édens européens. Sans volonté de dissimulation, selon eux. Le Crédit agricole explique ainsi que «c’est une place financière incontournable en raison de son écosystème dédié spécifiquement aux institutions du secteur». Sauf que les auteurs de l’enquête OpenLux, publiée dans Le Monde en 2021, avaient calculé que près de la moitié des entreprises commerciales du pays n’étaient que de simples holdings financières, qui totalisaient 6500 milliards d’euros d’actifs.
Autre exemple de ces paradis pas si lointains : Malte, qui n’attire que BPCE. Dommage, car le pays ne taxe pas les dividendes, et son taux d’imposition des sociétés, en principe de 35%, peut être ramené à… 5%, grâce à un système unique de remboursement. La maison-mère de Natixis argue que cette implantation «facilite l’exercice de certaines activités d’assurances en Europe». Les Malta Files, autre investigation journalistique à thématique fiscale, avaient en effet montré comment des filiales locales de Renault ou de l’ex-PSA, spécialisées dans l’assurance, récupéraient les cotisations collectées en Europe. Le système aurait permis à ces constructeurs d’économiser des milliards d’impôts.
«Pour les membres de la zone euro, ces paradis fiscaux européens sont plus dangereux que les îles, parce qu’ils n’ont aucun moyen de lutter contre», soupire Tove Maria Ryding. Peu de chance en effet de les voir apparaître sur la «liste noire des pays et territoires non coopératifs à des fins fiscales», éditée chaque année par Bruxelles. «Cette liste nous fait rire à chaque fois qu’elle paraît. Il n’y figure par exemple aucun des Etats taxant les sociétés à 0%», ironise Martin Brehm Christensen, conseiller en fiscalité chez Oxfam international.
En dix ans, le recours aux s’est accru chez toutes les banques paradis fiscaux

(1) Part de chiffre d’affaires réalisé en France, ou dans des paradis fiscaux, rapportée aux revenus totaux, durant l’année considérée. La part restante est réalisée dans des pays n’étant pas considérés comme fiscalement avantageux. (2) Paradis fiscaux : 39 pays où l’EU Tax Observatory a calculé un taux effectif d’imposition des sociétés inférieur à 15%, et où le chiffre d’affaires par salarié des filiales locales est au moins deux fois supérieur à celui du pays d’origine. Ce qui, en Europe, conduit à inclure des pays tels le Luxembourg, Malte, Chypre, l’Irlande et la Suisse. (3) Taux moyen d’imposition des bénéfices, calculé au niveau mondial. Pour tenir compte des impôts différés d’une année à l’autre, nous comparons par périodes de quatre ans. (4) Chiffre d’affaires divisé par le nombre d’employés, en France et dans les paradis fiscaux en 2023. A noter : si le chiffre d’affaires par salarié des paradis fiscaux est parfois inférieur au double du chiffre d’affaires par salarié français, c’est que l’échantillon retenu pour établir la liste des paradis fiscaux inclut un grand nombre de multinationales. Sources : rapports annuels.
La riposte de l'OCDE : un texte en faveur d'un impôt mondial voté par 130 pays
Mais l’OCDE ne s’avoue pas vaincue pour autant. Son projet d’impôt mondial, sur lequel elle avait longtemps travaillé, est entré en vigueur en janvier 2024. Selon ce texte, signé par plus de 130 pays, un taux d’imposition effectif de 15% doit s’appliquer partout. Dès lors, si une multinationale est localement ponctionnée en-dessous de ce taux, il deviendra possible à son pays d’origine de réclamer la différence. Tout du moins si ce pays a signé l’accord (peu importe, à l’inverse, que le pays hébergeant la filiale n’ait pas signé l’accord), comme c’est le cas de la France.
Les auteurs de ce texte espèrent qu’avec le temps, des territoires comme le Luxembourg ou l’Irlande, également signataires, séduiront moins les multinationales. «Si l’écart de taxation d’un pays à l’autre n’excède pas 4 à 5 points, les gains tirés d’une optimisation ne vaudront plus le coup, veut croire un partisan du texte. Surtout s’il faut déménager des équipes dans le pays concerné.»
Les ONG sont moins confiantes. Notamment parce que les pays au taux d’imposition inférieur à 15% sont prioritaires pour demander davantage à certaines multinationales, au cas par cas. Ce qui réduira d’autant le montant récupérable par les autorités fiscales du pays d’origine. «La France risque de recouvrer bien moins d’impôts que ce qu’elle imaginait», prévient Tove Maria Ryding. Les prochains rapports annuels des banques, attendus au printemps, permettront de dresser un premier bilan.
Le Luxembourg reste la destination la plus prisée en Europe
Répartition, pays par pays, du PNB logé dans les paradis fiscaux (parmi les pays accueillant au moins 2% de l’activité, le total peut donc être inférieur à 100).


Méthodologie de notre enquête
Cette enquête se base sur des informations que les banques sont tenues de publier dans leurs rapports annuels, recueillies pour les périodes de 2014 à 2023. Pour chacune de leurs filiales à travers le monde, elles doivent en effet répertorier chiffre d’affaires, bénéfices, montants d’impôts et salariés. Ces données sont parfois peu cohérentes : Société générale déclare des profits aux Caïmans mais l’impôt associé aux Etats-Unis. Ses 12 000 employés indiens appartiennent en réalité à “un centre de services partagés”. La Banque postale ne compte pas ses conseillers, salariés de La Poste, dans ses effectifs en France. Crédit agricole mentionne des employés sur la ligne Pologne, mais les revenus afférents avec ceux de sa maison-mère tchèque.
Par ailleurs, les pays que nous désignons comme des paradis fiscaux sont ceux de la liste établie par l’économiste français Gabriel Zucman, auteur de l’étude “Les profits perdus des nations”. Ces pays ont pour caractéristiques d’afficher un taux effectif d’imposition des sociétés inférieur à 15%, et un revenu par salarié employé par les filiales locales au moins deux fois supérieur au revenu par salarié du pays d’origine. Ces critères amènent à une liste de 39 pays, dont quatre appartenant à la fois à l’OCDE et à l’Union européenne (Chypre, Irlande, Luxembourg, et Malte), et un n’appartenant qu’à l’OCDE (Suisse).
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