
Voitures avec chauffeur (VTC), trottinettes et vélos en libre-service, livraison de courses ou location de véhicules… A 31 ans, Markus Villig tient bon la barre de la société qu’il a créée voici douze ans en Estonie, quand l’américain Uber ne misait encore que sur le marché des berlines de luxe. Alors que la multinationale pèse désormais 2 milliards d’euros de chiffre d’affaires, le milliardaire veut faire de la France un axe de développement prioritaire. Et dessine le futur de la mobilité partagée, qu’il voit passer par la voiture autonome.
CAPITAL Vous venez peu en France. Pourtant, ce pays est important pour vous, n'est-ce pas ?
Markus Villig: Bien sûr, nous opérons dans 50 pays, mais la France est notre plus grand marché. Nous y comptons des millions de clients et ce n’est que le début de l’histoire. Au bureau parisien, nous avons 60 personnes, et plus d’une quarantaine de collaborateurs dans des villes clés comme Marseille, Nice, Bordeaux, Lyon, Lille…
Comment avez-vous eu l’idée de lancer votre application de VTC ?
M.V. J’ai toujours été intéressé par la technologie. Ado, je construisais des sites Internet. A 19 ans, en dernière année de lycée, tous mes amis se concentraient sur leurs examens. Moi, je m’en fichais… J’ai cherché sur Google : «Comment monter sa boîte ?» La première réponse était : «Validez d’abord votre idée, puis faites une recherche de clients.» J’ai donc lancé un sondage en ligne, auprès de mes amis. Ma thèse était que l’industrie des taxis en Estonie était horrible, avec un temps d’attente trop long, et des prix élevés. Comme des centaines de personnes étaient d’accord avec moi, il y avait une opportunité.
Comment se sont déroulés vos premiers pas ?
M.V. Après deux mois à rencontrer les chauffeurs de taxis dans les rues de Tallinn (la capitale, NDLR) pour leur parler de mon idée de cartographier la ville et de les mettre en relation avec des clients, j’ai commencé à coder. Cela m’a pris six mois avant de lancer le service en août 2013, tout seul. Mes parents avaient mis 5000 euros de côté pour payer mon université. Je leur ai dit : «Ok, je prends le risque, donnez-moi cet argent.» Bolt, qui s’appelait alors Taxify, a vite connu le succès, j’ai su que l’ambition serait mondiale. Il fallait d’abord assurer en Estonie, puis dans les pays baltes et en Pologne, avant d’attaquer l’Europe occidentale.
Pourtant, les autorités françaises étaient méfiantes et les chauffeurs de taxis carrément opposés…
M.V. C’est pour cela que nous voulions prendre notre temps. Quand nous avons vu ce que nos concurrents américains (Uber, NDLR) avaient accompli ici, avec de l’argent en quantité suffisante pour faire absolument tout ce qu’ils voulaient, ça nous a fait réfléchir. Il fallait travailler avec les régulateurs locaux et la communauté des chauffeurs, et nous assurer que tous seraient satisfaits. A l’époque, si l’on m’avait demandé dans quel pays il est le plus facile de faire des affaires, je n’aurais jamais pensé pouvoir répondre la France, dix ans plus tard. Et pourtant : quand on voit la réglementation en Allemagne, en Italie, en Espagne ou au Royaume-Uni, on constate que ces pays sont toujours coincés dans les années 1990…
Justement, quel regard portez-vous sur le leader, Uber ?
M.V. La plupart des gens l’ignorent, mais Bolt est le service de mobilité le plus populaire en Afrique. Et nous sommes bien partis pour devenir le leader en Europe. Nous sommes l'une des rares entreprises en Europe à pouvoir battre les Américains en matière de technologie. Les vélos partagés, nous avons été les premiers à les lancer en 2018, et nous candidatons pour le prochain appel d’offres de la Mairie de Paris (décalé à l’automne selon nos informations, NDLR). Nous sommes aussi leaders sur les trottinettes électroniques, avec plus de 200 000 unités dans 200 villes. Nous nous développons aussi sur la livraison à domicile et vous verrez bientôt que nous avons des idées autour de la location de voiture.

Avez-vous besoin de davantage de chauffeurs ?
M.V. Oui, il suffit de regarder la vitesse à laquelle la demande des clients augmente. Notre industrie a la capacité de croître dix fois plus vite qu’actuellement. Prenez une ville comme Paris, qui compte de 40 000 à 50 000 chauffeurs, quand à Londres, on en dénombre 110 000 ! C’est près de trois fois plus, alors que ce sont des villes de taille similaire.
Chez les chauffeurs subsistent encore des pratiques comme le prêt de compte ou l’usurpation d’identité. Comment lutter contre ce phénomène ?
M.V. Nous recourons à des contrôles automatisés, qui examinent des dizaines de points différents, par exemple de quel endroit part le chauffeur ou quel smartphone il utilise. Nos systèmes peuvent aussi lui demander de faire un selfie. Et nous avons bien sûr des contrôles manuels, pour enquêter au cas par cas. Plusieurs centaines de personnes travaillent sur ce sujet au sein de Bolt. Mais on ne peut pas faire n’importe quoi et il faut bien sûr composer avec les règles du RGPD (le règlement général sur la protection des données, NDLR) ou avec le droit du travail.
Et pourquoi avoir lancé Women for women, un service 100% féminin ?
M.V. Il faut faire en sorte que les jeunes femmes, qui voyagent seules, de nuit, fassent confiance au service. Sinon elles finiront par utiliser autre chose et ce sera mauvais pour nous ! Une de leurs demandes pour se sentir en sécurité était que la conductrice soit une femme, et c’est ce que nous proposons. Nous associons cette option – et c’est unique – à une vérification d’identité des utilisatrices, une précaution indispensable. Le service fonctionne pour l’heure dans sept villes en France. Ces initiatives liées à la sécurité sont bonnes pour les utilisatrices, mais aussi pour les conductrices, car cela lève un obstacle les empêchant de se lancer dans l’activité. Alors que la part de conductrices n’excède pas 4% en moyenne, nous voyons que le nombre de femmes au volant augmente plus vite que celui d’hommes.
Entre grands de la technologie, vous vous parlez ?
M.V. Bien sûr, nous nous rencontrons. Mais c’est une communauté très restreinte : une fois que vous avez atteint une valorisation de 5 à 10 milliards d’euros, il n’y a plus beaucoup de monde, peut-être une cinquantaine de personnes en Europe. Il existe d’ailleurs un groupe WhatsApp sur lequel échangent ces entrepreneurs et dont je fais partie. C’est un groupe très actif, il s’y passe chaque jour quelque chose, pour demander des conseils ou des contacts d’investisseurs.
Et la voiture autonome, vous y croyez ?
M.V. A 100% ! Alors qu’il y a cinq ans, c'était encore de la spéculation, c'est désormais un service qui fonctionne dans une douzaine de villes aux États-Unis, à Dubaï ou en Chine. Ces voitures transportent déjà des centaines de milliers de personnes chaque semaine. En Europe, c’est juste une question de réglementation. Personnellement, j’ai essayé plusieurs technologies et je pense que c’est l’avenir. La question que l’on doit se poser, c’est comment s’assurer que les entreprises européennes aient leur mot à dire, alors que le secteur automobile pèse 10% du PIB du continent.
Alors que Bolt est valorisé plus de 8 milliards d’euros, visez-vous toujours une introduction en Bourse cette année ?
M.V. Nous voulons construire l'entreprise de mobilité la plus efficace au monde. Nous avons beaucoup investi dans la technologie et sommes solides financièrement. L’entreprise peut continuer à croître de manière organique. Mais on peut aussi aller en Bourse. C’est pour cela que nous continuons les préparatifs, nous voulons être prêts. En tant qu'européen, je veux évidemment soutenir l'écosystème local et ce serait fantastique d’être coté en Europe. Mais, pour être honnête, les marchés financiers américains sont beaucoup plus actifs.
Comment voyez-vous l'entreprise dans les cinq prochaines années ?
M.V. Si vous comptez bien, le secteur de la voiture particulière pèse 1100 milliards d’euros par an en Europe, pour 250 millions de véhicules en circulation… Et nous ne représentons encore qu’un petit pourcent de ce secteur. Or les jeunes ne veulent plus faire face aux coûts de propriété d’une voiture, ils préfèrent la mobilité partagée, que ce soit pour un vélo, une trottinette ou une voiture. Donc, dans cinq ans, nous pèserons bien davantage !
La situation à votre frontière, avec le voisin russe, est-elle une menace ?
M.V. Mes parents, et la majorité des habitants d’Estonie, ont vécu jusqu’en 1991 sous l’occupation russe. Tout le monde sait à quel point c’est horrible. Les Estoniens sont patriotes et confiants dans la capacité de leur pays à se défendre. Si nous croyons à la collaboration internationale, nous veillons aussi à pouvoir nous protéger nous-mêmes. Nos dépenses en matière de défense sont, en pourcentage de PIB, parmi les plus élevées d’Europe. Le pays compte des dizaines d’entreprises du secteur, qui conçoivent des drones, des fusées, des logiciels. Je regarde personnellement comment aider, en travaillant avec des élus et des membres des forces de défense. Ou, l’an passé, en aidant le Premier ministre à créer un fonds d’investissement dédié, doté de 100 millions d’euros.
Diriez-vous que la France est une terre d’excellence pour la tech ?
M.V. Par rapport à il y a cinq ou dix ans, le nombre d'entreprises technologiques françaises est en croissance exponentielle. Vos universités sont excellentes, il y a de très bons talents qui en sortent. Le gros problème que vous avez, et que toute l’Europe a, c’est l’investissement. Quand vous regardez les levées de fonds de la tech européenne, 70% des financements sont américains. C’est mauvais. Les Européens préfèrent investir leur argent dans des obligations ou des actifs à faible risque. C’est le même problème pour Bolt, puisque 70% de nos investisseurs sont américains, alors même que nous n’opérons pas aux Etats-Unis.
Recourir à des entrepreneurs pour couper dans les dépenses gouvernementales, comme avec Elon Musk, c’est la bonne méthode ?
M.V. Je pense que la plupart des gouvernements européens ont trop de bureaucratie et de réglementation, et cela peut être une excellente idée de demander à des personnes du privé, en particulier des entrepreneurs de la technologie, de réfléchir à plus d’efficacité. Mais je ne le ferai pas de la manière dont s’y prennent les Américains, car le pouvoir est concentré entre trop peu de mains.
Vous êtes probablement l’un des plus jeunes milliardaires d’Europe. Comment placez-vous votre fortune ?
M.V. Je crois que la croissance de Bolt va être dix fois plus rapide que celle d’aujourd’hui et donc la majeure partie de ma richesse est encore dans l’entreprise… Sinon, j’investis dans une petite dizaine de fonds, créés par des personnes en qui j’ai confiance, et je mise aussi au capital d’une centaine d’entreprises européennes par an. Mais mon meilleur soutien à l’entrepreneuriat, c’est quand je vois ces chauffeurs qui ont commencé sur ma plateforme et qui ont développé leur business, en louant d’abord une voiture, puis en l’achetant, avant d’en acheter une deuxième, puis une troisième, et qui sont aujourd’hui à la tête de grosses flottes. Nous avons développé à leur intention un programme d’accélération, où nous faisons découvrir l’esprit d’entreprise.
Quels sont vos passe-temps ?
M.V. Avant, je travaillais 70 heures par semaine et je dormais peu. Je me suis forcé à avoir un emploi du temps moins effréné, c’est un marathon et je veux pouvoir le courir pour dix ans encore. Je prends du temps libre pour pratiquer les échecs. J’ai eu d’ailleurs la chance d’affronter Magnus Carlsen (joueur norvégien, numéro un mondial, NDLR). Je joue aussi au padel, mon frère a monté un centre dédié à ce sport, en Estonie.
Quel est votre mot français préféré ?
M.V. Entrepreneur, bien sûr !
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