Fast fashion : comment les deux géants Temu et Shein se font la guerre

L’obsession commune de ces marques chinoises? Attirer les foules avec des milliers de références en catalogue, vendues jusqu’à huit fois moins cher qu’ailleurs. Des tarifs envisageables, bien évidemment, à condition d’écraser tous les coûts de production… «Ces plateformes limitent leur nombre d’intermédiaires, et commandent des volumes monumentaux associés à une faible marge», détaille Olivier Salomon, directeur associé chez AlixPartners. Peu importe, pour ce faire, que la main-d’œuvre qu’elles font travailler soit mal payée, si ce n’est exploitée: les consommateurs, confrontés à une crise de leur pouvoir d’achat, adhèrent. Avec 13 millions d’utilisateurs, Temu est ainsi devenue l’application la plus téléchargée dans l'Hexagone, quelques mois à peine après son arrivée. Tandis que Shein se classe deuxième enseigne de mode adulte préférée des Français, juste derrière Zara, selon une étude EY-Parthenon de mars 2024.

Des enseignes qui misent gros sur le marketing

Concurrentes frontales, les deux marques se marquent pour l’heure de près. C’est ainsi que Shein, qui affiche 470 000 produits en catalogue, pour 8 000 nouveautés par jour, détient 13% du marché, en valeur, des enseignes à petits prix. Tandis que Temu, à l’offre plus limitée de 80 000 articles (mais couvrant 200 catégories, comme le bricolage, la décoration ou le jouet), se classe juste derrière, avec 11% de parts de marché. Mais cette dernière enseigne, née en 2022, semble bien partie pour tailler des croupières à son prédécesseur, créé dix ans auparavant. La plateforme a en effet choisi un mode de développement moins contraignant que celui de Shein, qui fait fabriquer les produits à sa marque par des fournisseurs installés en Chine, en Turquie ou au Brésil : elle se contente d’agréger l’offre de plus de 100 000 revendeurs tiers, essentiellement chinois. «Temu a repris le modèle de Shein, mais sa décision d’être une marketplace devrait lui permettre d’aller plus vite», indique Frédéric Fessart, associé chez EY-Parthenon, en charge de la distribution et de la grande consommation. D’autant qu’à ce modèle plus léger le challenger associe une politique de retours gratuits et de ristournes allant jusqu’à -90%, qui lui ont valu le surnom de «boucher des prix». «Temu est toujours dans une logique d’acquisition de clients. La plateforme devrait donc encore rester déficitaire pendant cinq ans environ», assure Martin Crépy, associé senior chez Simon-Kucher, en charge des biens de consommation. Selon diverses estimations, le site perdrait en effet… de 15 à 28 euros par commande passée!

Il faut dire aussi que chacune de ces deux enseignes mise gros sur le marketing. A l’occasion du dernier Super Bowl américain, en février, Temu a ainsi dépensé 13 millions d’euros. «En 2023, la plateforme a investi près de 2 milliards d’euros sur Facebook et Instagram, les réseaux sociaux de Meta», ajoute Frédéric Fessart. Pour la France seule, ses dépenses avoisineraient 23 millions, selon Kantar Media. D’ores et déjà rentable, Shein fait, lui, un peu moins d’efforts: toujours selon Kantar Media, l’e-commerçant a injecté l’an passé 12 millions d’euros dans les réseaux sociaux tricolores. Et il confie désormais une bonne part de sa communication à des influenceurs, comme Peekaboooblog, Eline Makeup ou Celine et ses petites combines, qu’il se contente de rémunérer avec des bons d’achat à valoir sur le site.

Une loi difficile à mettre en oeuvre ?

Inutile de préciser que, quelle que soit la plateforme concernée, ce business n’est bon ni pour la santé de la planète, ni pour celle du consommateur. «A un tel niveau tarifaire, la qualité ne peut pas toujours être au rendez-vous», témoigne Olivier Salomon. C’est ainsi que Shein s’est vue épinglée par Greenpeace en 2022 : selon l’association de protection de l'environnement, qui avait analysé 47 articles de l’e-commerçant, des produits chimiques dangereux sont présents dans 32% des cas. Début 2024, la Fédération européenne des industries du jouet, elle, a testé 19 jouets vendus sur Temu. Bilan : aucun de ces joujoux ne respectait les normes de sécurité de l'Union européenne, et 18 d’entre eux présentaient de graves menaces pour les enfants, avec des risques de coupure et d’étouffement. «Le modèle de ces sites est le plus pollueur au monde. Il va à l’encontre de toutes les valeurs responsables pour l’environnement et la santé», résume Martin Crépy. Mais les consommateurs, eux, ne rechignent pas. «Les clients sont tous favorables à la protection de l’environnement, mais, quand il s’agit de se faire plaisir pour quelques euros, ce militantisme vacille», note Frédéric Fessart. Une critique partagée par Yann Kretz, en charge du luxe chez Roland Berger : «Les consommateurs ont un rapport qui peut apparaître comme schizophrénique avec le vêtement car tout en affichant et défendant des valeurs écologiques, ils se laissent convaincre par des plateformes peu respectueuses de l’environnement».

Cependant, entre Temu et Shein, c’est un troisième acteur qui souhaite venir plier le match: soit l’Etat, qui entend réguler l’ultra fast fashion, via sa proposition de loi adoptée à l'unanimité en mars par l’Assemblée nationale. Le texte, désormais soumis aux sénateurs, vise à leur interdire toute publicité, dès 2025. Mais aussi à instaurer un malus sur leurs produits les plus néfastes pour l’environnement, qui grimperait progressivement jusqu’à 10 euros par article vendu, d’ici à 2030. De quoi mettre à bas leur business model. «La loi part d’une bonne intention, mais sera difficile à mettre en œuvre. Quoi qu’il arrive, ces acteurs seront très ingénieux et trouveront certainement des moyens de la contourner», prédit toutefois Martin Crépy. A voir également ce que proposera le G7, qui doit annoncer la tenue prochaine d'un forum international sur l'efficacité des ressources pour proposer des actions concrètes aux pays, qu'il s'agisse d'accroître la responsabilité des fabricants ou d'améliorer la transparence de la chaîne d'approvisionnement.