Viendra, viendra pas? Sur les pontons de Saint-Tropez, le bruit court que «Koru», le gigantesque trois-mâts à 500 millions d’euros de Jeff Bezos, pourrait à nouveau jeter l’ancre, cet été, dans les parages. L’an dernier, déjà, le fondateur d’Amazon avait profité d’une escale pour arpenter les rues de la cité varoise, main dans la main avec sa fiancée, la présentatrice télé américaine Lauren Sanchez. «Les milliardaires, c’est toujours bon pour les affaires», se délecte déjà un caviste, en emballant une bouteille de Château de Pampelonne, un rosé local.
Le traditionnel défilé estival, qui voit des célébrités dépenser de petites fortunes et des touristes se bousculer pour voler une photo ou arracher un autographe, a d’ailleurs déjà commencé. «La semaine dernière, j’ai croisé le chanteur d’U2, confie un de ces curieux», attablé à la terrasse de Sénéquier, mythique café du port de Saint-Tropez. Capital confirme! Bono est passé à l’Indie Beach, un spot en vogue de la plage de Pampelonne, pour trinquer avec son copain «Paddy», alias Patrick McKillen, magnat irlandais de l’immobilier et propriétaire des vignobles Château La Coste, près d’Aix-en-Provence.
Il faut dire qu’ici, les milliardaires en bermuda ne sont jamais très loin des stars du showbiz… Et comme tout ce beau linge doit bien se loger, la surchauffe des prix immobiliers n’en finit pas. Il fallait ainsi compter, l’an passé, dans les 7 millions d’euros pour s’offrir une villa d’au moins 250 mètres carrés… Mais les plus belles de ces demeures ne sont plus accessibles qu’à une poignée de privilégiés, qu’il s’agisse des grandes fortunes du CAC 40, des tycoons du Nasdaq, ou encore, jusqu’à la mise en place des sanctions économiques liées au conflit en Ukraine, des oligarques proches du Kremlin. «Les Américains nous avaient un peu délaissés, mais depuis la fin de la pandémie de Covid, ils reviennent en force», confie Nicolas Ginon, directeur de l’agence de biens de prestige Daniel Féau, à Saint-Tropez.
Il y a deux ans, Tony Tamer, le co-PDG du fonds d'investissement HIG Capital, s’est par exemple adjugé pour 81 millions d’euros La Mandala, la villa que Bernard Tapie avait acquise en 2012 pour 47 millions d’euros. Stephen Schwarzman, le cofondateur de Blackstone, l’un des fonds d’investissement les plus puissants du monde, à Manhattan, est, lui, propriétaire de deux des plus belles demeures des environs, Cap Soleil et Cap Sud, mitoyennes. Fidèle de Saint-Trop, il s’y rend chaque été en jet privé, en embarquant souvent à bord quelques invités. «L’an dernier, il a débarqué chez nous avec Catherine Zeta-Jones et Michael Douglas», souffle le patron d’un club privé situé en bord de mer.
Mais le fief des ultrariches est situé un peu plus loin, sur la presqu’île du cap Saint-Pierre, dans le domaine des Parcs. Cette enclave de quelque 110 hectares et 200 villas est truffée de caméras de vidéosurveillance et protégée jour et nuit par d’intraitables cerbères qui surveillent l’entrée principale depuis leur guérite. Dans ce ghetto pour nababs à cigares, plusieurs grands patrons français, tels Jean-Michel Signoles, propriétaire du malletier de luxe Goyard, Norbert Dentressangle, le fondateur du transporteur du même nom, Jean-Marie Nusse, le propriétaire des papeteries Clairefontaine, ou plus récemment Martin Bouygues, ont acquis de superbes villas.
Sans oublier Bernard Arnault, propriétaire d’une demeure estimée à plus de 40 millions d’euros. «Pourtant, il passe de plus en plus de nuits à bord de son yacht, le "Symphony"», nous confie une connaissance de la famille. Privilégié d’entre les privilégiés, le milliardaire serait le seul de tout le domaine à pouvoir disposer d’une bouée pour amarrer son bateau, au pied de sa villa. Parmi ses riches voisins, le marchand de biens Eric Sitruk serait prêt à céder sa légendaire villa Octopussy, «mais pas à moins de 80 millions d’euros», susurre un agent immobilier. En attendant, il loue cette bâtisse qui a hérité son nom d’un opus de «James Bond». Le footballeur Neymar y a passé quatre nuits, pour 200 000 euros, l’été de son arrivée au PSG.
D’autres patrons ont préféré s’éloigner un peu de cette réserve de grosses fortunes pour s’installer du côté de la baie des Canoubiers ou de la pointe de Capon. C’est là, non loin de la Petite Ourse et d’Héraclès, deux sublimes propriétés détenues par des milliardaires russes, que Rodolphe Saadé a établi ses nouveaux quartiers d’été.
L’armateur marseillais de CMA CGM, par ailleurs propriétaire de la chaîne BFM, y a acquis pour 27 millions Les Oliviers, l’ancienne villa de Gérard Oury, qu’il a fait réaménager pour plusieurs millions supplémentaires par l’architecte Jean-Michel Wilmotte. Les artisans locaux profitent parfois de ces ambitieux chantiers de rénovation. «Je me souviens être intervenu pour sécuriser les portes de la villa de Jacques-Antoine Granjon, le fondateur de Veepee, se souvient un serrurier aujourd’hui retraité. Comptez 400 euros le cylindre, et il y en avait 60 à poser. Autant vous dire que je me suis régalé!».
Sauf à s’appeler monsieur Arnault (il s’est emparé au rabais d’une maison au milieu des vignes, achetée en viager à une nonagénaire), les bons plans deviennent rares. Et la flambée de l’immobilier oblige les locaux à quitter la ville pour se loger ailleurs. Même le curé a dû faire ses valises, voilà quelques années, quand le promoteur belge Patric Huon a racheté son vieux presbytère pour 8 millions d’euros, afin d’y installer des commerces.
Depuis, le bling-bling poursuit son OPA sur la cité. Entre le port et la place des Lices, par exemple, la rue François-Sibilli est devenue une quasi-annexe de LVMH, le groupe de luxe de Bernard Arnault. L’homme d’affaires se l’est appropriée en y installant ses propres boutiques Louis Vuitton, Fendi, Hublot, Rimowa, Bulgari ou encore Dior Homme. L’enseigne figure en face d’une villa provençale réaménagée en Café Dior, table chic où l’on peut bruncher en toute simplicité d’un croque-monsieur (aux truffes) ou d’un club-sandwich (au homard).
Les anciens ne reconnaissent décidément plus leur Saint-Trop… «Voilà quelques années, un Tropézien avait remplacé le panneau "Saint-Tropez", planté à l’entrée de la commune, par une pancarte "Bernard Arnault City"», se souvient Simone Duckstein, en sirotant un café sur la terrasse de La Ponche, un hôtel cinq étoiles dont elle fut longtemps propriétaire. Elle laisse échapper quelques larmes, comme si elle se sentait coupable de n’avoir pas su, elle non plus, résister à la convoitise des magnats du business. Ses parents avaient fait de cet ancien bar de pêcheurs une adresse mythique, très courue d’artistes comme Boris Vian, Françoise Sagan, ou Brigitte Bardot. Mais Simone l’a revendue il y a trois ans à la famille Saltiel. Leur groupe, à l’origine dans les assurances, s’est diversifié dans l’hôtellerie de luxe, avec le soutien de Goldman Sachs. La transaction, gardée secrète, tournerait autour de 30 millions d’euros.
Pas facile, pour les petits indépendants locaux, de faire le poids face à ces cadors du business. Pourtant, un trio d’irréductibles Tropéziens fait mieux que résister. Vincent Luftman, Tobias Chaix et Raphaël Blanc n’ont pas 35 ans qu’ils mènent déjà de front six restaurants dans les environs. «Notre plan, c’est d’ouvrir une nouvelle adresse chaque année», confie Tobias Chaix. Près du port, par exemple, il y a le Cherry et ses spécialités italiennes, à déguster sur fond de musique hip-hop. Place des Lices, le Pablo, un restaurant couplé à une boîte de nuit.
Un peu plus à l’intérieur des terres, la Sauvageonne, une cabane nichée dans une forêt de bambous pour un dîner piano-bar. Sans oublier l’Indie Beach, leur fleuron, de plus en plus couru pour déjeuner les pieds dans le sable ou faire la fête, sur la plage de Pampelonne.
Cette langue de sable fin longue de 4,5 kilomètres est un champ de bataille impitoyable pour la bonne vingtaine de clubs et de restaurants des bords de mer. S’y affrontent des maousses du secteur, comme Laurent de Gourcuff, le boss de Paris Society, et son grand rival Benjamin Patou, le PDG de Moma Group, mais aussi le producteur Stéphane Courbit ou encore Franck McCourt, le propriétaire de l’OM, qui s’est offert l’Epi-Plage pour 27 millions d’euros.
Durant les cinq mois d’ouverture, à compter de fin avril, tous rivalisent d’ingéniosité pour se tailler la plus grosse part du gâteau, estimée à plus de 600 millions d’euros. «Dans la plupart des clubs, on mange bien mais on s’ennuie, ou alors on fait la nouba mais on mange mal. Ici, on concilie plaisir de la table et ambiance festive», revendique Rémi Laba, accoudé au bar du Bagatelle Beach aux côtés d’Aymeric Clemente, son associé. Ils ont donc peaufiné leur carte en faisant appel à un duo de choc, le chef Rocco Seminara, un ancien du Martinez à Cannes, et la pâtissière Manon Santini, championne du monde de pizzas sucrées – sa pizzetta au chocolat Jivara et noisettes du Piémont caramélisées ferait, paraît-il, l’unanimité.
On ne peut en dire autant des méthodes déployées dans le secteur. «Beaucoup de restaurants de plage imposent un montant minimal de dépenses dès la réservation. Si le client refuse, la table lui passe sous le nez, raconte un professionnel des environs. A Pampelonne, le ticket d’entrée est au moins de 250 euros par tête, mais avec l’affluence, ça peut vite grimper au-delà de plusieurs milliers d’euros. J’ai déjà vu une table partir à 40 000 euros!» Sous le soleil de Saint-Trop, le business n’a décidément aucune limite.
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