
Boeing sortira-t-il un jour de sa zone de turbulence ? L’avionneur américain a dû suspendre mardi les tests en vol de son nouveau gros porteur 777X après avoir constaté la défaillance d’une pièce reliant le moteur au corps de l’appareil. La veille, lundi 19 août, le régulateur américain de l’aviation civile (FAA) annonçait que les sièges des pilotes d’une centaine de Boeing 787 allaient devoir être inspectés à cause de dysfonctionnements.
Ces nouvelles défaillances surviennent à la suite d’une longue série d’incidents sur des appareils Boeing. Depuis maintenant plus de cinq ans, avant même que le Covid-19 ne vienne désorganiser le secteur, le constructeur américain s’enfonce dans une crise qui entache sa réputation sur le plan de la qualité, de la rigueur, et donc de la sécurité. Selon de nombreux experts, l’origine de cette chute prend racine dans les années 2000, période à laquelle la culture de la rentabilité et de la financiarisation a pénétré Boeing, souvent au détriment de la qualité industrielle des avions. L’entreprise, «jadis dirigée par des ingénieurs qui faisaient un pied de nez à Wall Street», s’est transformée «en une des créatures les plus favorables aux actionnaires sur le marché», résume Peter Robison, journaliste chez Bloomberg, dans son ouvrage Flying Bird (2022). Pour réduire les coûts, le constructeur a accru l’externalisation de sa production qui repose aujourd’hui sur un vaste réseau de sous-traitance, l'exposant aujourd’hui à des retards à répétition et des difficultés pour contrôler la qualité de ses produits.
Le risque d’une crise de confiance
Et ça a bien fini par se voir. Deux crashs successifs, en 2018 et 2019, provoquant la mort de 346 personnes, ont entraîné l’immobilisation au sol pendant quasiment deux ans des modèles 737 MAX. Toute une série d’incidents ont eu lieu ensuite, multipliant les enquêtes sur les appareils de Boeing et révélant des failles de la société dans la fabrication des appareils et des négligences dans les procédures de certification.
Discrédité auprès du grand public et chargé d’une dette de 48 milliards de dollars, le constructeur américain pourrait voir sa situation empirer encore davantage si les compagnies aériennes décidaient de se tourner durablement vers son concurrent européen, Airbus. Car pour elles, les difficultés de Boeing, qui a dû réduire la cadence de production du 737 MAX, provoquent de lourdes conséquences opérationnelles, commerciales et financières. Les nombreux déboires du 737 MAX ont d’ailleurs déjà profité à Airbus, qui a gagné des parts de marché : en 2023, l’avionneur européen a livré 735 avions commerciaux (74 de plus qu’en 2022), soit bien plus que son concurrent américain qui a livré 528 appareils (48 de plus qu’en 2023).
Pour autant, Boeing montre sa capacité à continuer de vendre des avions malgré les difficultés. 1 300 avions lui ont été commandés en 2023, et si certains transporteurs, comme United Airlines, menacent d’annuler leurs commandes, peu sont encore passées à l’acte. Boeing a même enregistré l’an dernier moins d’annulations qu’Airbus, 160 contre 225.
«Une compagnie ne change pas d’avionneur si facilement, explique Guillaume Hue, directeur associé au sein du cabinet Archery Strategy Consulting. D’abord pour des raisons de structure de la flotte, qu'elles cherchent à unifier de manière à réaliser des économies d’échelle lorsqu’elles doivent commander des pièces détachées. C’est moins coûteux et plus simple logistiquement.» Des facteurs commerciaux peuvent également entrer en jeu. «On peut imaginer que les 737 MAX, sans être complètement bradés, sont sans doute vendus à des prix assez agressifs par rapport aux modèles d’Airbus. Quand Ryanair avait passé une commande colossale de 300 Boeing 737 Max-10 en 2023, on peut soupçonner un effet d’aubaine, avec d’importantes ristournes», suppose l’expert.
Les compagnies aériennes sont optimistes sur l’avenir de Boeing
D'autres raisons poussent les compagnies à rester fidèles à Boeing. Changer de constructeur signifie également former tout le personnel de maintenance et de vol au nouvel outil de travail. Mais surtout, cela implique de trouver une place dans le carnet de commandes. Or, Airbus affiche complet jusqu’en 2030 pour les monocouloirs (A320) et jusqu’en 2028 pour les longs courriers (A350). «Le secteur de l’aéronautique connaît de vraies difficultés dans la supply chain, les avionneurs ont du mal à suivre la cadence tant leurs carnets de commandes sont saturés. Les 7 100 A320 (Airbus) commandés représentent, au rythme actuel de livraisons, plus de 11 ans de production. Alors que sur les 737 de Boeing, on est plutôt autour de 5 ans», considère Guillaume Hue.
Dernier élément, le facteur d’intérêts stratégiques. Les relations entre deux pays peuvent peser dans la balance lorsqu’une compagnie, dont un certain nombre sont détenues ou exploitées par l’Etat (Air France, British Airways, El Al…), fait le choix d’un constructeur. Surtout quand celui-ci possède une division industrielle d'armement et d'aérospatiale, comme c'est le cas pour Boeing. «Quand une compagnie nationale investit des centaines de millions de dollars pour acheter des avions, la dimension géopolitique entre en jeu dans les décisions d’achat, afin de renforcer les liens industriels entre deux pays. Les transporteurs dont le pays est proche des Etats-Unis, ou qui veulent s'en rapprocher, ont ainsi plutôt tendance à privilégier Boeing plutôt qu’Airbus», soutient le spécialiste. Israël, pour ne citer que lui, qui a des liens politiques et militaires forts avec les Etats-Unis, favorise de manière générale l’achat de matériel industriel made in USA. Et en effet, la compagnie israélienne El Al a confirmé le 15 août dernier avoir finalisé un accord portant sur 31 avions 737 MAX dans le cadre du projet de renouveler sa flotte moyen courrier, exclusivement composée de 737. Il s’agit de la plus importante commande de son histoire.
Le nouveau patron de Boeing, Kelly Ortberg, a succédé le 8 août à Dave Calhoun. Il a reconnu qu’il y a «beaucoup» à faire pour restaurer la confiance dans le constructeur aéronautique. Après avoir rencontré ce dernier début août, le PDG d’United Airlines, Scott Kirby, est apparu optimiste sur l’avenir de Boeing. Selon lui, la reprise pourrait être «plus rapide que prévu».

















