
Coprésidente du Conseil national de l’IA et du numérique depuis juillet dernier, Anne Bouverot revient sur l’accélération folle que connaît le secteur et évoque cette «première révolution» IA, grand public et axée sur les usages individuels, qui d’ici quelques années, devrait entrer dans une seconde phase en gagnant les entreprises. Avec, à la clé, des champs d’application inédits, une organisation repensée et, en termes de productivité comme de croissance économique, des retombées massives.
Ces derniers temps, les investissements massifs se multiplient. La révolution IA est-elle entrée dans une phase d’accélération ?
Anne Bouverot : Il est clair que le secteur est en plein essor. Jusqu’à peu, on était dans la construction de l’outil, l’émergence des premières start-up… Puis, en 2022, quand ChatGPT est apparu – à plus forte raison lorsqu’il a été accessible en français, l’année suivante –, les gens ont découvert les chatbots et, avec eux, la possibilité d’interroger le Web de manière intuitive.
On est alors entré dans la première phase de la révolution IA. Ce qui rend son accélération si visible, c’est qu’elle est «grand public», les chatbots étant surtout utilisés par des particuliers : étudiants, élèves, salariés qui s’en servent pour doper leur propre productivité… L’essentiel de l’usage qui est fait de l’IA aujourd'hui est grand public et individuel.
Il faut donc s’attendre à une seconde vague, avec la généralisation d’un usage plus professionnel de l’IA ?
C’est certain. Ma conviction est que la prochaine vague verra l'intelligence artificielle se généraliser dans les entreprises et, de là, conduira à une refonte des organisations. Pour l’heure, toutes les sociétés réfléchissent à introduire l'IA dans leurs process. Une récente étude du MIT a révélé que 80% d’entre elles faisaient des essais dans ce sens, mais que 95% des projets ne créaient pas de valeur et donc ne généraient pas de retour sur investissement. Pour moi, cela s’explique tout simplement par le fait que c’est trop tôt.
A quel horizon les premières retombées devraient-elles être perceptibles, selon vous ?
Introduire ces nouveaux outils en entreprise prend beaucoup plus de temps que chez les particuliers. Ils s’imposeront avec la vague suivante qui, pour moi, déferlera d’ici trois à dix ans. Ce sera une révolution différente de celle qu’on vit à l’heure actuelle. On ne sera plus seulement dans la quête de productivité individuelle ; on verra émerger de vraies transformations et, pour les acteurs concernés, des gains très importants de compétitivité.
Quels sont les freins à cette transformation ?
On a souvent dit que le premier obstacle à l'avènement de l’IA en entreprise dépendait de la capacité à «prompter», mais je pense que la difficulté principale est surtout liée à la réorganisation du travail que cette révolution va engendrer: en termes de descriptifs de postes, de fonctionnement d’équipes, de répartition de charge de travail… Les besoins en formation vont devoir être repensés, les organisations syndicales consultées, les services réorganisés… Tout cela prend du temps mais, encore une fois, les retombées seront significatives.
Autrement dit, en matière d’IA, on n’a encore rien vu. A quoi faut-il s’attendre ?
Dans la Silicon Valley, on estime que l’IA aura répliqué tous les champs de l’intelligence humaine d’ici à deux ans. Ce sera peut-être le cas mais, selon moi, on en est loin. Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’on va voir se développer des applications aux capacités plus restreintes, adaptées à des usages plus spécifiques. Pour l'heure, ce qui monopolise l’attention, ce sont les chatbots. Ces outils peuvent tout faire dans toutes les langues ; cela requiert énormément de données et entretient une véritable course au gigantisme.
Dans un second temps, ils vont céder la place à des applications plus petites et donc moins chères – «des agents» –, conçues pour répondre à des besoins plus précis. Comme traiter les questions les plus courantes en langage naturel au sein d’un service client, par exemple. Ces agents commencent à peine à émerger mais d’ici trois à cinq ans, ils vont se généraliser.
Quels changements en découleront en termes d’usages et de gains concrets dans les différents domaines du quotidien ?
Aujourd’hui, on donne des informations et on pose une question à un chatbot pour obtenir une réponse, mais les agents vont aller plus loin en agissant comme des assistants personnels pour réellement nous simplifier la vie. Ils ne se contenteront plus de répondre à des requêtes, mais prendront des choses en charge avec la possibilité d’automatiser certaines tâches. Par exemple, la surveillance de son compte bancaire avec programmation de virements et alerte en cas de découvert, l’organisation d’une réunion de famille avec dates, lieu, etc., ou encore la gestion de nos interactions avec les services publics.
Et pour les entreprises, quels débouchés attendre de cette seconde ère de l’IA ?
Dans le secteur de la santé, cela passera notamment par la généralisation d’une aide administrative, mais aussi par une capacité à analyser de grandes bases de données pour ne tester que les molécules les plus efficaces. De quoi ramener, mettons, de dix à huit ans le temps de mise sur le marché d’un médicament. Avec, à la clé, des vies sauvées et davantage de temps à consacrer à la recherche sur les maladies rares.
Dans le domaine industriel, on pourra trouver plus rapidement les bons matériaux pour une fonction donnée, limiter le recours aux tests de résistance et, encore une fois, gagner du temps. La fonction finance des PME et ETI gagnera aussi considérablement en efficacité. La plateforme proposée par la start-up Pigment permet dores et déjà de créer des suites logicielles et d’automatiser le reporting financier, ce qui se traduira de plus en plus par du temps libéré au sein des directions financières pour le soutien du business, les interactions humaines, etc.
A terme, ces avancées profiteront donc à l’économie nationale ?
Bien sûr. On a tendance à surestimer les gains à court terme et à sous-estimer les gains à dix ans. C’est pourtant à cet horizon que les premiers effets positifs se feront sentir sur l’économie nationale, et d’ici trois à cinq ans sur les performances financières de certaines entreprises. Si ce n’est pas le cas, cela signifiera qu’il existe un vrai problème, soit d'utilisation, soit de valeur intrinsèque à l’IA. Mais ça, je n’y crois pas.
Et qu’en est-il du risque de voir l’IA aboutir à une forme de destruction de valeur, notamment en termes d’emploi ?
On a souvent pronostiqué la destruction d’emplois, mais cela s’est généralement traduit par de la réorganisation. Il est plus facile de visualiser les métiers qui disparaissent que ceux qui vont se créer, mais il en faudra pour protéger les données, auditer les outils, développer les agents…
Le risque de destruction de valeur existe, bien sûr, mais le rapport de la Commission de l'intelligence artificielle, que j’ai coprésidée avec Philippe Aghion, a montré que les entreprises françaises qui utilisent l’IA et investissent dans les nouvelles technologies comptent plus de salariés à la fin du processus qu’au début. Ce qui prouve que les gains de productivité générés ont permis de développer l’activité, de faire croître le chiffre d'affaires et, au final, d’embaucher.
Et les enjeux éthiques dans tout cela ?
Ils sont majeurs, bien entendu. Cette révolution implique des risques pour la planète, le travail, la protection de l’enfance. Des risques psychosociaux, culturels – avec celui d’homogénéisation lié à la prédominance de la culture américaine sur l’IA… – et, bien sûr, de perte de souveraineté si seuls les modèles américains et chinois dominent le secteur.
Il ne faut pas s’arrêter pour autant, mais penser ces risques afin d’être en mesure d’y répondre. C’est ce qui m’a motivée à accepter la coprésidence, avec Guillaume Poupard, du Conseil national de l’IA et du numérique : aider à penser cette transformation qui va avoir des impacts majeurs sur la société, l’économie et la planète, et accompagner les politiques pour en faire un atterrissage positif.
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