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Même les casse-tête les plus ardus ne leur résistent plus. En juillet, deux nouvelles intelligences artificielles (IA) mises au point par Google et OpenAI ont fait un carton aux Olympiades internationales de mathématiques. Lors de ce concours annuel, qui rassemble les lycéens les plus doués du monde dans cette matière, leurs deux cerveaux artificiels ont décroché la médaille d’or en résolvant cinq problèmes de haute volée. Un score réalisé par seulement 67 des 630 matheux de chair et d’os qui participaient à la compétition. «Cette performance illustre les avancées des technologies d’intelligence artificielle dans la résolution de sujets complexes, souligne Stéphane Roder, fondateur du cabinet de conseil Ai Builders. En moins d’un an, les systèmes ont appris à décomposer leurs raisonnements et à opérer simultanément plusieurs analyses pour trouver la meilleure solution.»
Vestiges archéologiques et effets spéciaux
Pas une semaine ne passe sans que ses exploits ne défraient la chronique. Un jour, l’IA aide un biologiste à mettre au point une molécule contre le cancer. Le lendemain, elle assiste les archéologues pour déchiffrer des inscriptions latines à moitié effacées sur des vestiges de l’Empire romain. Un autre jour, elle conçoit en un temps record les effets spéciaux de «L’Eternaute», l’une des dernières séries de science-fiction de Netflix.
Faire mieux, plus vite et pour moins cher. Telle est la promesse des champions de la tech, engagés dans cette course effrénée à l’IA la plus avancée. A ce jour, OpenAI, l’inventeur de ChatGPT, caracole en tête. Mais tout un peloton s’est lancé à ses trousses. Dans ses rangs, les géants américains du numérique tels que Google (avec Gemini), Microsoft (Copilot), Meta (Meta AI) ou Amazon (Nova), les mastodontes chinois Baidu (ErnieBot), Alibaba (Qwen) et Tencent (Hunyuan), sans oublier une myriade de start-up de tous pays. Parmi ces outsiders figurent notamment xAI (Grok), la jeune pousse d’Elon Musk, ses rivales américaines Anthropic (Claude) et Perplexity (PPLX), le canadien Cohere (Command), les chinois DeepSeek (R1) et Moonshot AI (Kimi), l’allemand Aleph Alpha (Pharia), et notre fleuron national Mistral AI (Mistral Large), qui vient de lever 1,7 milliard d’euros, dont 1,3 milliard auprès du néerlandais ASML, un géant européen des semi-conducteurs. Avec cette opération, le français entre dans le club fermé des décacornes, ces entreprises qui dépassent les 10 milliards d’euros de valorisation.
Entre OpenAI et Oracle, un contrat à 30 milliards de dollars par an
Fondé il y a à peine deux ans et demi, Mistral AI pourrait dépasser dès cette année le cap des 100 millions d’euros de chiffre d’affaires. Mais il est encore loin de jouer dans la même cour que son aîné OpenAI, lancé il y a dix ans, qui devrait générer plus de 12 milliards de dollars (soit près de 11 milliards d’euros) de revenus en 2025. Pour conforter son avance, la nouvelle coqueluche de la Silicon Valley investit des montagnes de cash dans de nouveaux centres de données équipés de serveurs et de processeurs dernier cri. Une quête de la puissance de calcul devenue indispensable pour entraîner son modèle à répondre à toutes sortes de questions. Elle a même conduit Sam Altman, le PDG d’OpenAI, à conclure début juillet avec son partenaire Oracle, le plus gros contrat de l’histoire de l’informatique. Ce méga-deal va lui coûter 30 milliards de dollars par an (25,7 milliards d'euros) – près de trois fois son chiffre d’affaires ! – mais lui garantit de pouvoir faire phosphorer à volonté deux millions de processeurs d’intelligence artificielle, les fameux GPU.
Et ce n’est qu’un avant-goût du pactole de 500 milliards de dollars (429,5 milliards d'euros) que Sam Altman a prévu d’engloutir dans ses infrastructures informatiques, d’ici 2030. A ces niveaux d’investissement, seuls les mastodontes du numérique peuvent rivaliser. A eux quatre, Amazon, Google, Microsoft et Meta auront dépensé cette année plus de 340 milliards de dollars (292,1 milliards d'euros) pour déployer leurs équipements de calcul.
Meta débauche les experts du secteur sans compter
Et c’est sans compter les chèques signés pour s’offrir les meilleurs spécialistes de la discipline. Car depuis l’an dernier, ces ogres du business se livrent en coulisse une impitoyable bataille pour la matière grise. Satya Nadella, le patron de Microsoft, a débauché une vingtaine d’ingénieurs de DeepMind, la branche intelligence artificielle de Google. Quant à Mark Zuckerberg, le PDG de Meta, il a opéré cet été une razzia chez les concurrents, parfois en invitant ses futures recrues dans sa villa californienne à 59 millions de dollars (50,7 millions d'euros), en bordure du lac Tahoe. En juillet, Ruoming Pang, un ingénieur d’Apple, n’a pas su refuser le package de 200 millions de dollars (100 millions à la signature, 100 millions de salaire annuel, soit 171,8 millions d'euros) que «Zuck» lui a proposé. Trois autres de ses ex-collègues de la firme à la pomme devraient bientôt le rejoindre. Tous débauchés par Zuckerberg, comme au moins six ingénieurs de Google et sept experts d’OpenAI. Leur nouvelle mission : contribuer aux avancées du Meta Superintelligence Labs, un laboratoire dédié à la conception d’une IA généraliste, qui surpasse les capacités du cerveau humain. Rien que ça…
Pour l’heure, cette révolution paraît encore incertaine. Sur le terrain, plusieurs experts déplorent même un net décalage entre l’enthousiasme des investisseurs pour cette technologie et son adoption par les entreprises. «La question est de savoir si les retours sur investissement seront à la hauteur des capitaux engagés, commente Sébastien Lescop, directeur général de Cloud Temple, une entreprise tricolore qui distribue un éventail de solutions d’IA via le nuage informatique. Car aujourd’hui, beaucoup d’applications restent encore trop souvent cantonnées à des expériences ponctuelles, et peinent à se généraliser dans les processus métier.»
Risque de krach
Ce décollage plus laborieux qu’attendu fait planer un risque de correction brutale sur les marchés. Certains spécialistes ne peuvent s’empêcher de faire le rapprochement avec le krach des valeurs d’Internet d’il y a un quart de siècle. «La différence entre la bulle informatique des années 1990 et la bulle actuelle de l'IA réside dans le fait que les 10 premières entreprises de l’indice boursier S&P 500 sont aujourd'hui encore plus surévaluées qu'à l’époque», a averti Torsten Slok, le chef économiste du fonds Apollo, dans une note récente. D’autres estiment malgré tout que l’IA va inévitablement s’imposer, en chamboulant notre vie quotidienne. Comme vous le découvrirez dans ce dossier, elle facilite d’ores et déjà aussi bien la gestion des placements financiers que les recherches immobilières, ou la façon de gérer sa carrière professionnelle. C’est tout notre rapport au travail qui devrait en être bouleversé. «Notre étude "The Future of Work With AI" prouve que cette technologie fait déjà gagner près d’une heure par jour aux employés, en automatisant des tâches souvent fastidieuses», confie Fabrice Henry, directeur des opérations chez le spécialiste français du conseil en IA Artefact.
Des dégâts sur le marché de l'emploi
Mais gare aux dégâts collatéraux. «L’IA va provoquer un bain de sang sur les marchés de l’emploi», confiait récemment Dario Amodei, le PDG d’Anthropic. Cet ancien vice-président d’OpenAI craint la destruction de la moitié des jobs de cols blancs, en particulier chez les jeunes diplômés. Car là où la plupart des précédentes révolutions technologiques touchaient d’abord les métiers peu qualifiés, l’IA risque de frapper sévèrement les professions intellectuelles de niveau bac + 3, comme l’ont rappelé en juillet des chercheurs de Microsoft. Dans leur top 5 des profils les plus menacés figurent, dans l’ordre, les interprètes et traducteurs, les historiens, le personnel navigant qui accompagne les voyageurs (dans les trains ou les avions), les agents commerciaux, puis les écrivains ou auteurs. Cela ne signifie pas encore que ChatGPT et consorts vont forcément leur piquer leur job. Mais il va leur falloir s’adapter, en apprenant à maîtriser cette technologie. «En France, le nombre d’offres d’emploi exigeant des compétences en matière d’IA est passé de 21 000 en 2018 à 166 000 l’an dernier», rappelle Blandine Mercier, cofondatrice du réseau social Hello Masters, sorte de LinkedIn dédié aux cadres seniors.
Une autre crainte, relevant jusqu’ici de la science-fiction, commence aussi à titiller les experts. Celle d’une IA qui s’affranchirait de notre contrôle, façon Terminator. «L’une des façons pour les IA d’y parvenir serait d’écrire leur propre code informatique pour se modifier elles-mêmes ; c’est quelque chose dont nous devons sérieusement nous inquiéter», avertissait récemment Geoffrey Hinton, ex-vice-président de Google. Quelques mois plus tôt, des chercheurs américains avaient montré que les cerveaux artificiels d’OpenAi et de son rival chinois DeepSeek avaient une fâcheuse tendance à tricher aux échecs, par exemple en piratant le logiciel qui gérait la partie pour changer à leur avantage les positions des pièces sur l’échiquier. Plus troublant encore, lors de tests expérimentaux menés par le cabinet Palisade Research, l’IA d’OpenAI a refusé de s’arrêter quand les chercheurs le lui ont ordonné. Pour continuer à résoudre les problèmes mathématiques qui lui étaient soumis, elle a même tenté de répliquer son code sur d’autres serveurs afin d'échapper à la mise hors ligne. Pas très réglo, dites-vous ? Certes. Mais il va nous falloir apprendre à vivre avec ces petites fourberies artificielles.
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