
Aux Rencontres économiques d’Aix, il a fait parler un avatar d’Elisabeth Moreno «fabriqué» par l’intelligence artificielle, à la stupéfaction de l’ancienne ministre chargée de l’Egalité entre les femmes et les hommes présente à ses côtés ! L’an dernier, à 50 ans, il s’est installé à New York pour accélérer la croissance de son groupe en Amérique du Nord, la Mecque du conseil (40% du marché mondial). Matthieu Courtecuisse, mathématicien de formation (Ensae), est le fondateur de Sia Partners, un grand cabinet de conseil de 3 200 personnes. Administrateur de la French-American Foundation, il nous livre son regard sur la campagne américaine et les forces économiques du pays.
Pour qui va voter le business américain ?
Les Américains votent d’abord avec leur portefeuille, même si des facteurs sociétaux vont jouer, comme l’avortement, avec des référendums locaux le jour de l’élection. La politique Biden de l’IRA (Inflation Reduction Act) est un succès considérable pour la réindustrialisation de l’Amérique. Le système financier américain est à son zénith. Mais le monde des affaires se montre néanmoins réservé sur le programme économique démocrate.
Pour la finance, ce n’est guère surprenant…
Wall Street a basculé en faveur de Trump à cause des outrances de l'aile gauche du Parti démocrate, ambiguë sur le conflit israélo-palestinien et défendant un programme fiscal agressif avec un projet de taxation des plus-values latentes. Sans primaire démocrate qui mène au compromis, le programme est resté très à gauche. Mais ce n’est pas unanime : la diatribe anti-Fed (la banque centrale des Etats-Unis) de Trump inquiète la finance américaine, attachée à l'indépendance de cet organisme.
La tech reste-t-elle du côté démocrate ?
Moins qu’avant. Elle est plus fracturée. Lina Khan, la patronne de la Federal Trade Commission (FTC), veut en effet casser les monopoles des géants de la tech – et elle n’est pas la seule côté démocrate –, comme cela s’est fait dans l'histoire pour le pétrole, la finance ou les télécoms. Deuxième grief: l'administration Biden a fait sauter les clauses de non-concurrence, une réforme capitale du marché du travail. La matière grise peut partir librement, ce qui nuit aux puissances installées dans la tech, la finance, le conseil. Avant, il était compliqué de débaucher des gens de grande qualité. Dans mon métier du conseil, nous avons fait des acquisitions, faute de pouvoir embaucher des talents. Cela va profiter aux plus petits acteurs et aux start-up.
L'énergie est traditionnellement du côté républicain, peu favorable à la transition énergétique…
Attention, les choses bougent. Derrière les postures politiques, il y a une accélération de la transition énergétique, poussée aussi par l’IRA et la Darpa, l’agence fédérale finançant l’innovation de rupture. Le pétrole reste influent, comme le montre le changement de pied de Kamala Harris sur le fracking (fracturation hydraulique) du gaz de schiste. Mais en réalité, le pouvoir est aux mains des Etats engagés dans la transition énergétique, y compris le Texas. Derrière les polarisations politiques se crée un écosystème favorable et décentralisé, loin de Washington.
L’IRA ne sera pas remise en cause si Trump gagne ?
Je ne crois pas. C'est l'amorce d’un mouvement profond, fruit d’un consensus bipartisan: l'Amérique veut redevenir une grande nation industrielle. Il y a beaucoup de projets, des investissements énormes, des subsides qui fonctionnent grâce à des mécanismes simples. Certes, il y a des difficultés de mise en œuvre dans des Etats hyperjudiciarisés, comme la Californie. Par ailleurs, on ne voit pas encore comment ils vont réussir les Jeux olympiques de Los Angeles s’ils demeurent empêtrés dans leurs process juridiques alors qu’ils n’ont pas les infrastructures hôtelières ni de transports publics.
Autre défi : les compétences. Les nouveaux sites industriels, largement robotisés, ne vont pas tourner avec l'homme blanc de la Rust Belt (ancienne région industrielle des Etats-Unis, NDLR). Il faudra bien que l'Amérique – comme la France… – arrive à «désidéologiser» le sujet de l’immigration.
Comment voyez-vous évoluer les relations avec l’Europe justement ?
Pour beaucoup de dirigeants américains, l'Europe est sortie de l'histoire. Elle est vue comme un partenaire encombrant, peu performant. Au mieux, elle fournit des cerveaux scientifiques. Déséquilibre financier: les banques américaines ont une rentabilité deux fois supérieure aux banques européennes et des capitalisations boursières hors de proportion. Déséquilibre technologique : il y a dix ans, on ne parlait que du déclin de la technologie américaine, alors que la fierté nationale se nourrit d'avoir remis les pendules à l'heure avec la Chine. Déséquilibre de productivité: les écarts en quantité de travail et de productivité, de PIB par tête, se sont accentués depuis le Covid.
Enfin, l’Europe apparaît incapable de mobiliser la productivité que va permettre l’intelligence artificielle. Il ne suffit pas de trouver les moyens d’investir, il faut aussi pouvoir réorganiser le monde du travail. En Europe, des projets ne se font pas parce qu’on n'a pas la flexibilité pour réorganiser les processus. Nous savons absorber 5 à 10% de gain de productivité mais pas les 40 ou 50% permis parfois par l’IA. Certaines entreprises européennes préfèrent donc déployer des équipes ailleurs qu’en Europe pour bénéficier de cette productivité accrue. Il faut réagir.
L’Europe garde tout de même quelques atouts…
Bien sûr. D’abord, une cinquantaine de champions internationaux comme Novo Nordisk, leader de la lutte contre l’obésité, un fléau national aux Etats-Unis. Son système de santé est plus performant que le système américain, totalement inefficace, qui grève la compétitivité du pays de 5 à 6 points, à cause de l’inflation et des désordres toujours mal digérés de l’Obamacare. L’Europe, qui a un système universitaire scientifique très performant, est un appoint en ressources humaines. D’ailleurs, la classe supérieure italienne, française et espagnole émigre vers les Etats-Unis avec nombre de PhD et d'ingénieurs. Rien que pour Sia, nous avons 40% de candidatures supplémentaires sur nos postes de VIE (volontariat international en entreprise) aux Etats-Unis, depuis le 7 juin !
Je constate aussi des investissements massifs de grandes entreprises européennes aux Etats-Unis, redevenus la seule grande priorité en termes de débouchés pour réconcilier une base de production avec un marché en forte croissance. Alors que, dans le contexte géopolitique actuel, il est devenu difficile voire impossible d’investir en Chine, en Russie, en Afrique ou au Brésil…
Vous avez choisi de vous installer depuis un an à New York. Qu'est-ce que vous y observez ?
Je reçois un accueil positif. Le fait d'être fondateur de mon groupe est très différenciant: ici, il y a une vraie reconnaissance du fondateur, plus que du CEO. Je constate peu d'intérêt pour la France. Sauf pour les Jeux olympiques, qui ont suscité des audiences (et des visites) américaines massives. Et pour deux personnalités. D’abord Emmanuel Macron, très respecté dans le monde des affaires, avec un fan absolu, Jamie Dimon, le patron de JP Morgan, qui vante notre président à chacune de ses interventions. Et Bernard Arnault. Ici, c’est une star dans toute la communauté des affaires, il donne l’image d’une France entrepreneuriale et successful. Le Français devenu la première fortune mondiale. L’homme qui a réveillé Tiffany, une marque iconique, en investissant 450 millions de dollars dans son flagship new-yorkais et en quasi doublant son revenu.
*Matthieu Courtecuisse, fondateur de Sia Partners

Ce fils d’une directrice d’école a réussi en une petite vingtaine d’années à faire de Sia Partners un géant du conseil (3 200 personnes), à la pointe notamment en matière d’intelligence artificielle. Il vit aujourd’hui à New York.
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