
Accolades et effusions. Ce soir du 12 décembre 2015, les négociations de la COP 21, la conférence internationale dédiée au climat, s’achèvent sur un succès historique: 193 pays et l'Union européenne s’engagent à limiter le réchauffement à moins de 2 degrés par rapport au niveau préindustriel. Un moment fort qui a éclipsé tout le reste, même l’entrée en jeu, quelques jours plus tôt, du fondateur de Microsoft, Bill Gates, dans la lutte contre le changement climatique.
Le 30 novembre précédent, il avait pourtant connu son heure de gloire en montant sur scène aux côtés des présidents François Hollande et Barack Obama, et du Premier ministre indien Narendra Modi. Les quatre hommes avaient annoncé de concert le lancement de Mission Innovation, un collectif de 20 pays pour doubler les budgets de la recherche et du développement des énergies décarbonées. Son pendant privé, c’est l'organisation philanthropique de Bill Gates, Breakthrough Energy, financée par des patrons stars comme Jeff Bezos (Amazon), Jack Ma (Alibaba) ou Xavier Niel (Iliad Group).
Ce jour-là, en posant pour les photographes, Gates a dû mesurer le poids de son influence. Mais peut-être pas la singularité de sa présence, seul entrepreneur privé parmi tous ces chefs d’Etat. Neuf ans plus tard, Mission Innovation embarque désormais 24 pays, tandis que Breakthrough Energy emploie 123 collaborateurs et a injecté 3,5 milliards de dollars dans plus de 110 start-up. Si Bill Gates n’en est pas le dirigeant exécutif, il reste omniprésent dans son fonctionnement, surtout quand il s’agit de murmurer à l’oreille des puissants. Un ascendant qui interroge.
Gates investi dans la préparation de la COP21
Revenons à 2015. Officiellement, Mission Innovation a été le fruit de la diplomatie franco-américaine. Officieusement, c’est Bill Gates qui en a été le principal artisan avec Paris. Il ne s’en cache d’ailleurs pas dans son livre Climat. Comment éviter un désastre, paru en 2021 et resté cinq semaines dans le top 5 des best-sellers de non-fiction du New York Times. «Quelques mois avant l’événement, j’ai rencontré François Hollande (..). Il tenait à inviter des investisseurs privés, et quant à moi, je souhaitais que l’innovation soit inscrite à l’ordre du jour. Nous en avons donc profité l’un comme l’autre», écrit-il.
Laurent Fabius, aujourd’hui président du Conseil constitutionnel, et alors président des négociations, se souvient bien des préparatifs. «Quand nous avons commencé à organiser la COP, nous étions déterminés à mettre les entreprises dans le coup, pour faire venir de l’argent privé en plus de l’argent public, témoigne-t-il. C’est dans ce cadre que nous avons rencontré Bill Gates plusieurs fois, avant et après.» L’implication de l’homme d’affaires à ce niveau de discussions a de quoi étonner. D’autant plus que cet amateur de jets privés et de fast-food ne s’était pas distingué jusque-là par une fibre particulièrement écolo.
Comment le milliardaire a fait sa mue philanthropique
Cofondateur de Microsoft avec Paul Allen en 1975, Bill Gates est entré dans la légende en dominant le marché des PC et en démocratisant l’informatique grand public avec ses logiciels. Grâce à eux, il était même devenu l’homme le plus riche du monde. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, mais son patrimoine s’élève encore à 107 milliards de dollars, d’après le magazine Forbes. Il faut dire que, depuis les années 2000, il s’est progressivement désengagé de Microsoft et délesté d’une partie de son argent dans des œuvres philanthropiques, notamment sa Fondation Bill & Melinda Gates, très active en matière de santé, d’éducation et de lutte contre la pauvreté.
Dans les années 2000, lors de ses déplacements en Afrique subsaharienne, il a découvert des populations entières privées d’électricité. Il s’est alors pris de passion pour les questions énergétiques et a créé en 2006 l’entreprise de réacteurs nucléaires TerraPower. Il en est venu tout naturellement à s’intéresser au climat. En bon geek, il a dévoré quantité d’études scientifiques et rencontré des experts comme Ken Caldeira, un spécialiste de l’atmosphère qui continue de le conseiller aujourd’hui. Cela l’a mené à financer des études de géo-ingénierie assez controversées, notamment sur la gestion du rayonnement solaire. Et pour finir, il a donc créé son organisation dédiée au climat, à 60 ans bien sonnés.
Le chouchou des puissants de ce monde
Bill Gates a pris quelques rides, mais il a conservé son petit pull marine et son allure d’adolescent dégingandé. Les cheveux en bataille et les yeux écarquillés derrière ses grosses lunettes, il n’a rien perdu non plus de sa vivacité intellectuelle. Ce qui en fait un interlocuteur prisé des COP et du Forum économique mondial de Davos. Les grands de la planète sont toujours prompts à le recevoir.
Bruno Le Maire, ministre français de l’Economie durant plus de sept ans, l'a sollicité à plusieurs reprises, notamment lors des Rendez-vous de Bercy de décembre 2023. «Je le connais bien et l’apprécie beaucoup. Nous nous voyons deux à trois fois par an depuis quinze ans, nous confie l’ancien numéro 2 du gouvernement. C’est quelqu’un qui a une approche scientifique des choses, pas du tout politique. Cela permet d’avoir un regard différent. Et comme c’est une figure très connue et respectée, sa voix porte énormément.»
En faisant ami-ami avec Bill Gates, chefs d’Etat et ministres ne cherchent pas seulement à bénéficier de son aura médiatique, ils essaient aussi d’en faire profiter leur pays. C’était bien l’idée d’Emmanuel Macron lorsqu’il a accueilli le One Planet Summit à Paris en 2017. L’événement avait pour objectif de mobiliser des financements afin de soutenir la transition écologique. Et il a fait le plein de patrons emblématiques prêts à dégainer leur chéquier, au premier rang desquels l’homme d’affaires américain Michael Bloomberg, le fondateur du groupe Virgin Richard Branson, et… Bill Gates. Une démarche justifiée par les besoins financiers élevés de la transition climatique.
L'argent public ne peut suffire à financer la transition climatique
L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) estime qu’il faudrait investir 5000 milliards de dollars chaque année dans le monde d’ici 2030 en matière de climat. Concernant la France, le rapport de Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz mise, lui, sur 66 milliards d’euros nets par an. «C’est hors de portée pour les finances publiques, même en renonçant à un certain nombre de dépenses. Nous avons besoin des entreprises privées», martèle Bruno Le Maire.
«Tous les capitaux en faveur de la transition écologique sont bons à prendre, tant que les décisions sont éclairées», renchérit Isabelle Albertalli, directrice climat de la banque publique d’investissement Bpifrance, qui a injecté 2,8 milliards d'euros dans les greentechs en 2023. «Plus on aura d’acteurs privés prêts à prendre ce risque, plus on entraînera le reste des capitaux privés et plus on aura de chances que ces technologies atteignent la taille nécessaire.» A cet égard, Breakthrough Energy n'hésite pas à miser de grosses sommes: son fonds de capital-risque était parti pour réaliser en 2024 une troisième levée de fonds de 1 milliard de dollars, soit la plus importante du secteur aux Etats-Unis cette année-là. Applaudie des deux mains pour les montants de ses investissements, l'organisation de Bill Gates suscite cependant des critiques concernant ses choix technologiques et son fonctionnement, comme nous verrons dans le second épisode.
Lire aussi l'épisode deux : Bill Gates, bienfaiteur ou apprenti-sorcier du climat ?
Son bilan carbone a du plomb dans l'aile
Bill Gates ne s’en cache pas: il voyage en jet privé. Il possède même une flotte luxueuse de plusieurs modèles Gulfstream et Bombardier Challenger, pour sillonner les Etats-Unis et la planète. Le milliardaire est souvent interpellé à ce sujet, l’empreinte carbone élevée de ses trajets apparaissant en contradiction avec son combat pour la planète. Un compte Twitter suivait même toutes ses allées et venues il y a encore deux ans. Il a été supprimé par la plateforme lorsqu’elle a été rachetée par Elon Musk, dont le jet privé faisait également l’objet d’un tracking. Pour sa défense, Bill Gates affirme n'utiliser que des biocarburants, plus chers, pour se déplacer. Il achète aussi dans des crédits carbone et estime compenser une partie de ses émissions en investissant dans des start-up qui capturent directement le CO2 dans l’atmosphère.
- Accès à tous les articles réservés aux abonnés, sur le site et l'appli
- Le magazine en version numérique
- Navigation sans publicité
- Sans engagement



















