Intermarché passe à l'attaque avec des baisses de prix et des rachats de magasins

Pas étonnant dès lors que le chantier ait ressemblé à une fourmilière. «On a été jusqu’à 200 sur le magasin», raconte Mickaël Dancerne. S’ils ont confié perceuses et pinceaux à des entreprises spécialisées, les repreneurs n’en ont pas été quittes pour autant, avec près de 3000 mètres carrés de gondoles à vider, nettoyer et parfois déplacer, trois semi-remorques d’épicerie à réceptionner et 35000 produits à étiqueter. «Un boulot de titans», résume Jérôme Quentin, qui se souvient des nuits sacrifiées pour terminer dans les temps. Avec des frigos neufs, un rayon fruits et légumes agrandi, une nouvelle boucherie traditionnelle et une belle enseigne Intermarché, le magasin a finalement rouvert à l’heure. Le premier jour, plus de 2800 clients sont passés en caisse. Pari réussi.

Le raid d'Intermarché sur les anciens magasins Casino permis par une solide assise financière

A Nice (06), Arcachon (33), Quimper (29), Gap (05) ou Vénissieux (69), cela a été la même histoire qu’à Bagneux. Alors que le groupement Les Mousquetaires, présidé par Thierry Cotillard, totalisait 39,9 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2023, via ses enseignes Intermarché, Netto ou Bricomarché, ce sont 158 ex-Casino qui auront, au total, rejoint les rangs cette année. Pour les équipes, la série d’acquisitions a un nom de code: «opération Caravelle», du nom de ces navires de taille moyenne qui partirent à l’assaut du Nouveau Monde. Mais, pour le troisième acteur du marché national de la distribution, la terre de conquête, ici, ce sont les plates-bandes de Leclerc et Carrefour. L’opération semble d’ailleurs en bonne voie: sur le seul mois de juin 2024, le groupement s’est offert un meilleur gain de parts de marché que le leader breton, dont la prédominance, avec 24% des ventes nationales, et le patron hyper médiatique ont pu masquer la belle réussite des Mousquetaires.

Ce raid d’Intermarché sur le réseau de Casino en avait d’ailleurs surpris plus d’un, l’an passé: tandis que la maison mère de Monoprix et Géant se débattait avec les créanciers, ce n’est pas Michel-Edouard Leclerc qui est venu la délester de 294 de ses magasins. Sans crier gare, ni laisser le temps aux autres enseignes de dire ouf, Thierry Cotillard avait déjà tapé dans la main de Jean-Charles Naouri, son homologue chez le distributeur stéphanois. Il faut dire que la solide assise financière du mouvement lui donne quelques marges de manœuvre. «Les Mousquetaires sont l’un des plus gros propriétaires fonciers de France, via leur structure Immo Mousquetaires, une grosse foncière qui gère des millions de mètres carrés, c’est évidemment rassurant pour les banques», rappelle Cédric Ducrocq, président de Diamart, cabinet de conseil spécialiste de la distribution.

Un "moment historique" pour Les Mousquetaires qui compte désormais un magasin tous les 10 kilomètres

Signé en mai 2023, le deal a donné un net coup d’accélérateur au groupement, passé en un an de 16 à 17% de parts de marché. Pas énorme, me direz-vous? Eh bien si! Dans le secteur de la grande conso, où chaque dixième d’un point valant presque 1,4 milliard d’euros est chèrement disputé, la performance des Mousquetaires est remarquable. «Nous vivons un moment historique», a tonné Thierry Cotillard, tandis que ses magasins ont déjà conquis 657.000 nouveaux foyers en un an, et que plusieurs dizaines de points de vente doivent encore basculer dans son giron. La dynamique est telle que le groupement espère ravir la deuxième place du classement à Carrefour (19,5% de part de marché). «Nous voulons atteindre 20% de part de marché à horizon 2027», avance ainsi le président des Mousquetaires. Mais si le raid surprise sur Casino participe à cette embellie, il n’explique pas tout. Le chiffre d’affaires apporté par les nouveaux ralliés ne constitue en effet qu’une goutte d’eau, dans un réseau qui comptait auparavant 2288 magasins. «La performance d’Intermarché est tirée par l’acquisition des magasins Casino, dont le poids va continuer de croître dans les prochains mois, relève Frédéric Valette. Mais la seconde moitié de cette hausse provient de la bonne dynamique du parc historique.»

Les Mousquetaires n’avaient en effet pas attendu l’opération Caravelle pour aller au combat. Voilà plusieurs années que l’enseigne grignotait du terrain, passant de 14,9% de parts de marché en 2019 à 16% dans les mois qui ont suivi le Covid. «Intermarché avait déjà surperformé pendant la crise sanitaire, porté par son maillage du territoire et la taille de ses magasins», confirme Frédéric Valette. C’est en effet l’un des points forts, méconnus, de l’enseigne: la puissance de son réseau, qui dispose du plus grand nombre de points de vente en France. Comme aime à le rappeler la direction, le groupe compte un magasin tous les 17 kilomètres dans l’Hexagone. Or, souvenez-vous: lors de cette crise sanitaire inédite, où hôpitaux et supermarchés avaient été classés comme «essentiels», notre périmètre de circulation s’était considérablement rétréci. Cela avait forcé les Français à plutôt privilégier les magasins de taille moyenne et de proximité, comme ceux que détient Intermarché. Avec les ex-Casino, ce maillage sera encore plus fin: le groupe se targue désormais d’avoir un point de vente tous les 10 kilomètres!

Des indépendants qui se retroussent les manches et ne rechignent pas, même à s'occuper des poubelles !

Mais les Mousquetaires ont un autre atout dans leur manche : leur organisation, celle d’un groupement d’indépendants, où chaque magasin appartient à un chef d’entreprise, qu’il s’agisse d’un homme, d’une femme ou d’un couple. De quoi insuffler un état d’esprit fondamentalement différent de celui des groupes «intégrés», comme Carrefour et Auchan. Alors que, d’un côté, les managers sont des salariés, de l’autre, c’est un entrepreneur, présent tous les jours «sur le carrelage», qui pilote le point de vente. Une implication que les repreneurs de Bagneux incarnent à la perfection quand on les retrouve dans leur magasin quelques mois après la réouverture, perceuse à la main. Comme ils aiment à le rappeler, les anciennes équipes Casino, partiellement reprises dans l’aventure, n’étaient pas toujours sur la même longueur d’onde, à l’image de ce jour où le précédent manager a refusé de faire les étiquettes. «Moi, je suis chef d’entreprise et je monte dans la poubelle pour la tasser», lui a rétorqué Mickaël Dancerne, sans ciller.

Mais, quand il s’agit d’intégrer près de 300 nouveaux points de vente, et même si des adhérents ne possédant jusqu’ici qu’un seul magasin ont été sollicités, recruter de tels profils d’entrepreneurs ne s’improvise pas. Cette délicate mission a échu à Olivia Soudais, la présidente de l’Union des Mousquetaires, l’entité qui coordonne tous les chefs d’entreprise du mouvement. La jeune femme, qui exploite elle-même deux supermarchés dans l’est parisien, a mis à profit son «tiers temps», ces deux jours par semaine que chaque adhérent consacre (gratuitement) au siège, pour constituer un vivier de 200 profils, dans lequel Intermarché a pioché. «Vu qu’il y a moins d’espaces à créer aujourd’hui, on doit grandir en termes d’humains, aller chercher de futurs collègues, prêts à reprendre des magasins», détaille Olivia Soudais. Ces nouveaux venus ont pu s’en remettre au panache du capitaine, Thierry Cotillard. «Un pour tous, tous pour lui», la devise des Mousquetaires pourrait d’ailleurs lui aller comme un gant. «Il est énergique, sympa et plutôt beau gosse», ose ainsi un de ses collaborateurs. «Thierry Cotillard a amené de la modernité et redonné la pêche aux adhérents, ce qui est crucial dans un mouvement d’indépendants : c’est toute la différence entre des soldats et des guerriers !», ajoute de son côté Cédric Ducrocq.

Du "bon sens paysan" et une "culture de la radinerie" pour traverser la crise de l'inflation

Et il fallait bien cet esprit batailleur pour traverser la période de forte inflation, qui a vu les étiquettes alimentaires flamber de plus de 16% en deux ans, et les consommateurs devenir accros aux prix bas. Délicate, la séquence avait même suscité, fin 2022, une crise de gouvernance au sein des Mousquetaires, et finalement signé, en janvier 2023, le retour aux manettes de Thierry Cotillard, lui qui avait déjà présidé le groupement entre 2015 et 2020. Le patron impose alors son choix de défendre avant tout le pouvoir d’achat des Français, plutôt que les marges des magasins. «On s’est embourgeoisés, il faut remettre du bon sens paysan dans nos décisions et donner la priorité au discount si on veut être invulnérables», avait alors expliqué le quinquagénaire, aussi partisan d’une «culture de la radinerie».

Le groupe avait donc, en parallèle, coupé plusieurs dizaines de millions d’euros de frais de consulting, rogné sur ses marges et demandé à ses 56 usines maison des efforts sur leurs tarifs. Dans cette quête du prix bas, l’alliance sur les achats avec Casino, qui avait été resignée, constitue un atout. Car même avec une voilure fortement réduite, l’addition de leurs parts de marché offre l’opportunité à cette structure commune, baptisée Auxo, de négocier sur quasiment les mêmes volumes que le leader Leclerc. L’impact a été immédiat en rayons, avec des prix abaissés pour 1000 produits, et bloqués pour 4000 autres. Le steak haché à moins de 10 euros le kilo est alors devenu un marqueur de l’enseigne.

Alors que la crise inflationniste n’est pas tout à fait terminée, la reprise des anciens magasins Casino, que les consommateurs continuent d’associer à des prix élevés, n’est donc pas sans risque. Voilà sans doute pourquoi, dans les allées du magasin de Bagneux, les adhérents ont choisi de frapper les esprits, en affichant des pancartes vantant des tarifs «26% moins cher qu’avant!», tickets de caisse avant-après à l’appui. Tout l’enjeu sera donc d’être au rendez-vous de la qualité des magasins, de l’accueil et des prix, pour fidéliser et recruter. A Bagneux, les études de marché réalisées en amont de la reprise estiment que le point de vente pourra doubler son chiffre d’affaires d’ici à 2027, à 24 millions d’euros. En moyenne, le groupement table, lui, sur une croissance de 15% des ventes, dans l’année qui suit la phase de transformation. A condition toutefois que les mauvaises surprises ne se multiplient pas: en récupérant les clés de leur nouveau magasin, plusieurs adhérents ont trouvé des frigos en plus mauvais état qu’indiqué, ou constaté que des machines manquaient à l’appel… Au point que certains demandent un rabais sur le prix payé. Si, à l’époque du rachat, Thierry Cotillard n’avait pas pu discuter grand-chose, tant il fallait aller vite, l’hypothèse d’une renégociation ne peut pas être exclue… Esprit de radinerie, quand tu nous tiens!