
Faut-il forcément avoir la bougeotte pour réussir sa carrière ? Le parcours d’Olivier Roussat, 61 ans, semble prouver le contraire. Depuis qu’il est entré dans le groupe familial en 1995, il ne l’a plus jamais quitté ! Après avoir participé au lancement de Bouygues Telecom, cet ingénieur formé à l’Insa Lyon a gravi les échelons de l’opérateur jusqu’au fauteuil de PDG. Il a ensuite rejoint la maison mère, pour devenir le bras droit de Martin Bouygues, qui lui a confié la direction générale en février 2021. Charge à lui de repousser un peu plus loin encore les frontières de son empire du BTP, des télécoms et des médias.
Capital L’opérateur SFR est à vendre. Quelle part du gâteau convoitez-vous pour Bouygues Telecom ?
Oliver Roussat : Si la volonté de céder SFR se confirme, il y a une vraie logique à ce que les trois autres opérateurs tentent de saisir cette opportunité ensemble. Avec Iliad et Orange, nous avons eu des discussions cet été, mais nous n’en sommes encore qu’aux préliminaires. Cela prendra du temps. Contrairement à ce que beaucoup pensent, SFR ne risque pas la faillite, son propriétaire n’a donc pas d’urgence à vendre. Ensuite, les régulateurs devront donner leur aval et il faudra encore des années pour intégrer cette acquisition d’un point de vue opérationnel.
Le consommateur français devrait-il s’inquiéter de ce retour à trois opérateurs ?
Non, car l’Autorité de la concurrence veille toujours à ce que ce genre d’opération se réalise dans l’intérêt des consommateurs. Cela ne nous empêchera pas non plus de continuer à innover, comme Bouygues Telecom l’a fait l’an dernier en proposant une offre d’entrée de gamme d’accès à Internet via la fibre, sans télévision ni téléphone. Dans le mobile, nous avons aussi avancé avec le rachat de La Poste Mobile l’an dernier. Cette acquisition nous a apporté 2,4 millions de nouveaux clients ainsi qu’un réseau de distribution complémentaire, très efficace et organisé, qui nous permet de toucher une nouvelle population. Nous venons d’ailleurs de lancer avec elle, début septembre, d'autres offres d’accès à Internet via la fibre, qui peuvent être souscrites dans quelque 6 000 bureaux de poste.
L’avenir vous semble-t-il aussi radieux pour votre filiale Bouygues Immobilier, qui a perdu plus de la moitié de ses collaborateurs en cinq ans ?
Nous nous sommes adaptés au marché actuel. Je ne le vois pas vraiment redémarrer d’ici les élections municipales, réputées ralentir les attributions de permis de construire. Depuis l’abandon cette année du dispositif Pinel, qui proposait un avantage fiscal dans l’immobilier neuf, le secteur a perdu l’un de ses principaux moteurs. Si Bercy espère, par cette décision, faire rentrer plus d’argent dans les caisses de l’Etat, je ne suis pas convaincu que ce soit un bon calcul. Bien sûr qu’avec Pinel les propriétaires payaient moins d’impôts, mais avec sa disparition, on vend moins de logements neufs et le fisc perd dans le même temps sur les TVA sur le terrain et la construction, sans compter la chute des droits de mutation qui avaient déjà baissé de 5 milliards en 2023 ! C’est un sujet qui n’est pas seulement économique, mais aussi social, parce que cela est en train de créer une crise du logement. A Paris, trouver un appartement devient même improbable. Pour louer un T2, des propriétaires peuvent recevoir plus de 1 000 candidatures !
Paradoxalement, le carnet de commandes de vos activités de construction n’a jamais été aussi bien rempli. Comment l’expliquer ?
Le résidentiel privé ne représente qu’une faible part de nos activités. Globalement, nos activités de construction se portent très bien car elles sont portées par des ouvrages plus complexes, gérés notamment par nos filiales Colas et Bouygues Construction, qui nécessitent des compétences pointues et nous ouvrent de nombreux marchés à l’international. Il peut s’agir d’aéroports, de tunnels d’autoroutes sous-marins, d’hôpitaux, voire de prisons. Nous en construisons pratiquement une sur deux en France et nous disposons même d’une usine spécialisée à Crépy-en-Valois qui produit des cellules carcérales préfabriquées. Nous intervenons aussi sur des chantiers de centrales nucléaires ou de fermes solaires, comme celle que nous sommes en train de déployer en Australie, l’un de nos marchés clés à l’export avec les Etats-Unis et l’Allemagne, qui nous ouvre de nouvelles opportunités grâce à son plan d’investissement de 500 milliards d’euros dans ses infrastructures. Bouygues Construction mène ce projet de centrale solaire en collaboration avec une autre de nos filiales, Equans, que nous avons acquise en 2022 pour un peu plus de 6 milliards d’euros.

Qu’apporte-t-elle au groupe ?
Equans renforce nos positions sur le marché de l’énergie et des services liés aux transitions environnementales et industrielles. Avec près de 90 000 salariés, soit la moitié de nos effectifs, les quelque 19 milliards d’euros de revenus qu’elle génère représente déjà notre première activité et le tiers de notre chiffre d’affaires. L’accélération de l’électrification, pour alimenter les data centers par exemple, nous offre un boulevard de dix à quinze ans d’activité avec de belles perspectives de marges, d’autant qu’elle nécessite peu d’investissements.
Venons-en à TF1. Comment résister aux géants du streaming ?
La télé traditionnelle est en décroissance, en témoigne la baisse de la durée d’écoute individuelle. En même temps, le consommateur veut pouvoir regarder ce qu’il veut au moment où il le décide, grâce à la vidéo à la demande. C'est ce qui a amené les équipes de TF1à développer leur plateforme de streaming et de vidéo à la demande, TF1+.
Quelles sont ses ambitions ? TF1+ vise à devenir une référence du streaming dans la francophonie. Elle est accessible en Belgique, en Suisse, en Afrique francophone et le sera bientôt au Canada. De base, son accès est gratuit. La publicité contribue à ses revenus, qui suivent une croissance de plus de 40% de trimestre en trimestre. Mais depuis la rentrée, TF1+ propose une formule de micropaiement par smartphone pour ceux qui veulent se passer des spots de pub. Par exemple, un utilisateur souhaitant regarder «The Voice» avec ses enfants pourra opter pour la version sans publicité à 0,99 euro, s'épargnant ainsi 24 minutes de réclames.
Le projet de fusion avortée avec M6 en 2022 pourrait-il être relancé ?
La loi actuelle ne permet pas à son actionnaire, le groupe Bertelsmann, de céder cette chaîne avant début 2028, mais il n’a pas abandonné ce projet de consolidation. Et pour notre part, notre intérêt pour cette opération reste le même qu’en 2022. À l’époque, l’Autorité de la concurrence avait estimé que la pression concurrentielle des plateformes numériques n’était pas suffisante pour justifier ce rapprochement, mais les marchés et les usages ont beaucoup évolué depuis lors.
Diriger le groupe Bouygues sans faire partie de la famille, est-ce compliqué ?
La force de cette entreprise, c’est de ne pas céder aux modes et de maintenir un cap sur le long terme. La feuille de route que Martin Bouygues m’a confiée tient sur un Post-it : connaître les managers du groupe, ne pas faire à leur place, comprendre les stratégies et empêcher les développements stupides. Martin Bouygues est président, son bureau est près du mien, de l’autre côté du couloir, et nous nous voyons très régulièrement. Avec lui, il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises nouvelles ; ce qui compte, c’est de partager les informations et d’aviser dans la transparence et la confiance. Il m’est arrivé, par exemple, de revenir en arrière sur une décision qu’il m’avait laissé prendre. Quand je lui ai expliqué que j’avais fait fausse route, il m’a répondu : « C’est aussi ce que je pensais, mais je voulais que vous vous en rendiez compte par vous-même.»
Votre plus grand moment de stress ?
Quand j’ai réuni des centaines de collaborateurs de Bouygues Telecom dans l’auditorium, en juin 2014, pour leur annoncer que plus de la moitié d’entre eux allaient perdre leur job. J’aurais pu rester dans mon bureau du 23e étage et me contenter des réunions avec les syndicats et les représentants du personnel. Mais j’ai voulu expliquer de vive voix et en direct, à nos collaborateurs, pourquoi on ne pouvait pas éviter ce plan social qui a touché 1 500 personnes. Cet exercice de management a été de loin le plus compliqué de ma carrière. D’ordinaire, le stress professionnel a peu d’effet sur moi mais là, ça m’a tout de même valu une semaine d’hôpital.
Vos métiers des BTP et des télécoms sont réputés très masculins. Quelle attention particulière portez-vous aux inégalités hommes-femmes en milieu professionnel ?
D’un côté, nous travaillons à la féminisation de nos métiers. De l'autre, nous sommes particulièrement attentifs à ce que ces environnements masculins ne débouchent pas sur des comportements inappropriés. J’ai été confronté à ce sujet dès le début de ma carrière. Mon épouse, que j’avais rencontrée chez mon premier employeur, y avait été victime de harcèlement. C’était au milieu des années 1990, trente ans avant MeToo. Ce conflit l’avait amenée à quitter l’entreprise. Et c’est ce qui m’a décidé à partir, moi aussi. Ce sont des comportements que nous combattons de façon implacable dans tous les métiers du groupe Bouygues. Quand les choses sont avérées, il n’y a aucune excuse possible et nous prenons les décisions qui s’imposent.
Et les salaires ?
Sur ce sujet, c’est ma fille qui m’avait interpellé la première lorsque j’étais chez Bouygues Telecom, en me demandant si les femmes étaient aussi bien payées que les hommes. Le plus souvent, ce n'était pas le cas. Par exemple, les femmes pouvaient rater deux revues de rémunération, d’abord au moment de partir en congé maternité, puis à leur retour. Cela créait des écarts de salaire qu’on n’arrivait pas à rattraper. A la fin des années 2000, j’ai mis en place des mesures pour corriger cela, en augmentant deux fois les collaboratrices, à leur départ en maternité, puis à leur retour. Plus largement, c’est un sujet sur lequel nous travaillons à l’échelle du groupe.
Quel est le grand patron qui vous a le plus marqué ?
Tim Cook, le PDG d’Apple, que j’ai rencontré à trois reprises, après notre procès remporté contre son entreprise. Nous l’avions poursuivi en justice parce qu’il refusait de distribuer l’iPhone chez tous les opérateurs ; à l’époque, son terminal n’était proposé que chez Orange ! Je trouve remarquable la façon dont il a su s’imposer en venant de la logistique, alors que la plupart des stars étaient des créatifs du design et du marketing. J’ai surtout découvert quelqu’un de très humble, avec qui on peut parler et qui ne vous prend pas de haut, ce qui dénotait à l'époque chez Apple.
La biographie express d'Olivier Roussat
1964 Naissance à Moulins (Allier)
1987 Diplômé de l’Insa Lyon
1988 Début de carrière chez IBM
1995 Rejoint l’opérateur Bouygues Telecom
2007 Directeur général de Bouygues Telecom
2016 Directeur général délégué du groupe Bouygues
2021 Directeur général du groupe Bouygues
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