
Marbre de Carrare : cet or blanc qu'on découpe dans les montagnes d'Italie
Dans les Alpes apuanes, en Toscane, les montagnes changent en permanence de silhouette. Dans un paysage aussi dangereux que grandiose, ce sont en effet des blocs de pierre de plusieurs centaines de tonnes que des carriers arrachent de leurs flancs. Tandis que d’autres, surnommés les «araignées blanches», descendent en rappel le long des parois, pour prévenir d’éventuelles chutes de débris. Bienvenue au pays du marbre de Carrare, l’or blanc qui agite ce coin d’Italie depuis l’Empire romain. Plus de 800 personnes y travaillent dans une centaine de carrières, des affaires souvent familiales, et dont les effectifs moyens ne dépassent pas 7 salariés.
Ce qui n’empêche pas une poignée de gros acteurs d’émerger, à l’image de Henraux, fondé en 1821 par un ancien officier napoléonien, et qui réalise aujourd’hui 40 millions d’euros de chiffre d’affaires. «Certaines entreprises font fortune parce qu’elles ont le plus beau marbre, le Statuario», décrit le sculpteur Nicolas Bertoux. Cet artiste français, installé dans la région depuis vingt-cinq ans, a été conquis par le massif italien. «J’ai déjà fait tailler un bloc de 350 tonnes. En France, c’est plus compliqué de trouver de telles dimensions sans défaut.»
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Le marbre de Carrare séduit les Etats-Unis et le Moyen-Orient
Le temps où Michel-Ange découpait son David dans le marbre du cru, est toutefois lointain. Et la sculpture ne constitue plus qu’un débouché marginal pour les carrières : aujourd’hui, la majorité de la production part à l’étranger, pour décorer palaces, gratte-ciels et centres commerciaux. Ces blocs de marbre embarquent d’ailleurs au port de Carrare, où ils sont descendus, parfois après avoir été découpés en plaques puis polis, dans la vallée. «Les Etats-Unis concentrent la moitié de nos exportations, suivis par l’Europe et le Moyen-Orient», chiffre Paolo Carli, président de Henraux.
La pierre locale s’est ainsi invitée dans les salles de bain de l’hôtel Lutetia à Paris, sur le parvis de l’opéra d’Oslo (Norvège) ou dans la grande mosquée d'Abu Dhabi (Emirats arabes unis). Pour alimenter les chantiers démesurés de l’Arabie saoudite, un gros pays client, la famille Ben Laden (qui a renié le terroriste du même nom) a même investi plusieurs dizaines de millions d’euros dans les exploitations de la région. Malgré ces appétits étrangers, la filière locale voit ses effectifs diminuer.
Et pour cause : une bonne part de l’export concerne des roches à l’état brut, et rejoint la Chine ou l’Inde, qui s’occupent de travailler le matériau. «La concurrence mondiale est devenue de plus en plus impitoyable puisqu’elle peut bénéficier de ressources humaines à bas prix», déplore Paolo Carli. Face à l’ampleur des flux, un connaisseur s’interroge même sur d’éventuelles filières d’évasion fiscale : «Certains pays aiment bien payer en cash…» D’autres regrettent de voir l’Etat brader ses concessions, au regard des faibles retombées fiscales : les taxes sur le marbre ne rapportent que 31 millions d’euros aux collectivités, quand la production en vaut 960 millions… Et ce n’est pas le seul élément qui interroge au sein de ces carrières.
Des associations s'inquiètent d'une surexploitation des montagnes
Dans les Alpes apuanes, certaines rivières charrient en effet des poussières de marbre, prenant une anormale couleur blanche. Un phénomène dangereux pour la biodiversité, selon les associations environnementales qui s'inquiètent d’une surexploitation des montagnes. Car le noble matériau ne sert pas qu’aux architectes ou sculpteurs. Une fois réduit en poudre, il permet de fabriquer du carbonate de calcium, qui se retrouve ensuite dans des dentifrices ou des produits cosmétiques, ou encore des peintures et du papier.
En théorie, seuls les déchets de carrière devraient servir à cette production. Mais selon l’association Legambiente, la part de marbre extraite sous forme de blocs ne dépasse pas 23%, le reste représentant des rebuts. Une proportion qui interroge sur la gestion durable de «l’or blanc». Le président de Henraux veut se désolidariser de ces mauvaises pratiques. «En ce qui concerne nos gisements, nous pouvons continuer l’exploitation pendant des millénaires, assure Paolo Carli. En recourant à de nouvelles technologies qui permettent d’identifier les “bons filons”, nous préservons des parties de la montagne». Un engagement à graver dans le marbre ?
Le marbre de Carrare en chiffres
656 000 tonnes : C’est le poids des blocs de marbre extraits en 2023 dans les carrières de Carrare. La production avait atteint un pic en 1995, à 1,2 million de tonnes.
960 millions d’euros : C’est la valeur de la production de marbre locale, dont plus de 50% part à l’international. La moitié du marbre brut rejoint la Chine, tandis que 40% du marbre travaillé est expédié aux États-Unis.
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