Le titre du rapport de la commission d'enquête du Sénat sur les pratiques des industriels de l'eau en bouteilles a failli être Scandale d'Etat. Le sujet a été débattu entre les sénateurs à la manœuvre. Finalement, le rapport publié ce lundi 19 mai s'intitule Eaux minérales: préserver la pureté. Un titre «plus mesuré», donc, comme le précise Laurent Burgoa, le sénateur du Gard, qui en présidait les travaux et préfère «se projeter dans l'avenir».

Malgré ce choix lexical adouci, le document n'en est pas moins un véritable pavé dans la mare des minéraliers français et particulièrement pour Nestlé. Sur 327 pages, il fait la synthèse des 73 auditions menées par la commission d'enquête entre décembre 2024 et mai 2025 et établit 28 recommandations. Si beaucoup doivent permettre de préserver la ressource et clarifier le cadre de l'appellation Eau minérale naturelle, plusieurs visent à limiter à l'avenir les moyens de pression des industriels sur les autorités locales ou sur l'Etat.

Des traitements non-réglementaires pour remplacer des traitements illégaux

«L'affaire a été suivie de près à l'Elysée», assure Alexandre Ouizille, rapporteur de cette commission d'enquête. Le rapport est d'ailleurs alourdi de 74 pages de mails et autres notes transmises à la commission par Alexis Kohler, secrétaire général de l'Elysée, lors des faits. «On est au plus haut sommet de l'Etat, cela permet de qualifier l'affaire Nestlé de scandale d'Etat», assigne pour sa part la sénatrice Antoinette Guhl qui regrette que cette affaire «abîme la confiance entre le politique et le citoyen, entre le consommateur et les entreprises».

Outre la fraude passée, admise par Nestlé, qui a consisté à utiliser pendant près de vingt ans des systèmes de désinfection interdits sur les sites de production de Vittel, Hépar ou Perrier, les sénateurs se sont concentrés sur les décisions prises par les différents organes de l'Etat et de contrôle depuis que, à l'été 2021, le groupe suisse a confié ses problèmes de production aux ministères qui le concernaient. «Aux traitements illégaux d’abord en place se sont substitués d’autres traitements, eux-mêmes non-règlementaires, et qui abaissaient la protection sanitaire», résume Alexandre Ouizille, rapporteur de cette commission d'enquête. Et le sénateur de l'Oise de poursuivre: «Les autorités décident de ne pas donner suite à ces affaires de désinfection, de ne pas révéler au grand public cette fraude, de ne pas révéler aux autorités européennes cette fraude, de ne pas révéler aux autorités locales cette fraude». Pour le parlementaire, cet «ensablement de l'action publique favorise l'enracinement des infractions».

Pour lui, l'absence de prise de sanction à l'époque et l'appui de l'Etat à poursuivre la production avec une solution inadéquate est le fruit du «lobbying intense et la logique transactionnelle dans laquelle Nestlé Waters est parvenu à entraîner une partie de l’État». Au point d'intervenir sur le texte d'un rapport officiel. Le groupe suisse aurait négocié le maintien de son activité, en échange de la validation de ce nouveau système de filtration et de la discrétion des autorités sur des résultats de prélèvements pas toujours reluisants.

“L’industriel a caviardé, est devenu censeur, et même co-auteur d’un rapport d’une autorité régionale de santé. Le fonctionnaire instructeur du rapport a refusé ce caviardage et retiré sa signature. Mais le document a quand même été modifié sous la dictée de Nestlé.“ Alexandre Ouizille.

Comment Nestlé, pourtant en situation de fraude, a pu intervenir à ce point? «Le chantage à l'emploi est plusieurs fois évoqué par l'industriel (...) les autorités ont été mises sous pression», relève le sénateur de l'Oise en se basant sur les documents auxquels les sénateurs ont eu accès. Il se souvient notamment d'une note d'un haut-fonctionnaire craignant que Nestlé ne fasse porter la responsabilité de licenciements à venir en cas de refus par l'Etat de la solution de microfiltration à 0,2 micron, proposée par le groupe suisse. «Attention, ils vont nous coller ces suppressions d'emplois sur le dos», traduit Alexandre Ouizille. Les termes exacts sont un peu moins directs, mais les auteurs estiment clairement que l'Etat ne veut pas servir d'alibi en cas de plan social. «Nous pourrions penser que l’industriel profiterait de sa perte d’autorisation pour justifier son plan et éventuellement tenir l’État pour responsable.(...) Il est possible que leur demande ne soit qu’un alibi pour se séparer de la source et appliquer leur plan social», indique une note destinée à Matignon, le 28 septembre 2022.

Un pan de l'économie nationale et un acteur de l'équilibre financier de petites communes

A l'époque, les équipes gouvernementales ont été informées d'un plan qui prévoyait 120 suppressions de postes dans les usines vosgiennes de Nestlé (Vittel, Hépar, Contrex), qui comptaient alors 2000 emplois. Si de telles collusions ont été possibles, c'est que le secteur pèse dans l'Hexagone. L'eau en bouteille permet de faire vivre 104 sites d'exploitations, 11.000 emplois directs, 30.000 emplois indirects en France. A l'export, toutes les marques d'eau sont des fleurons, à l'instar d'Evian, Vittel, ou Perrier. Pour les petites communes où les sources jaillissent, la fiscalité sur l'eau minérale naturelle est une manne dont il est difficile de se priver. Le rapport estime à 18,4 millions d'euros, le montant total de cette contribution fiscale pour 2024. D’où la proposition du rapport de revoir les modalités de paiement de cette taxe sur l'eau, dont Maison Perrier, la petite soeur de Perrier, déclassée en eau de boisson, est par exemple exemptée.

Fortement visé par les déclarations des sénateurs et leur rapport, le groupe Nestlé a tenu à rappeler que les faits frauduleux qui avaient lieu auparavant appartiennent au passé. «L’entreprise réitère ses regrets pour les traitements non conformes utilisés par le passé, désormais retirés. Cette situation était totalement en contradiction avec les valeurs de l’entreprise. Elle est depuis plusieurs mois entre les mains de la justice», indique Nestlé Waters par communiqué. Pour le chantage à l'emploi que l'entreprise aurait utilisé pour ses échanges avec l'Etat, elle estime au contraire que «tous les échanges avec les décideurs publics se sont effectués dans le respect du rôle de chacun et de l’indépendance de la décision publique, conformément aux règles déontologiques». Scandale d'Etat ou pas, chez Nestlé, le directeur général avait annoncé, lors de son audition devant la commission, le lancement d'une revue interne devant permettre de faire la lumière sur les erreurs passées et d'identifier les responsables de la mise en place de cette fraude.