
Sur le paperboard, le dilemme de l'entreprise B. est posé en quelques phrases. Fondée en 1852 et toujours aux mains de la même famille, elle a reçu une offre d'achat pour sa division historique. Accepter de la céder permettrait de réinvestir le profit de la vente dans de nouveaux métiers. Tandis que les jeunes générations appuient ce virage, les anciennes craignent qu'une telle cession fragilise le socle de la firme. Sacrée question posée au président du conseil d'administration, aux administrateurs familiaux et à l'administrateur indépendant, qui vont devoir prendre leur décision. Ils ont la journée.
Un peu court pour juger du sort d'une entreprise plus que centenaire? C'est qu'il s'agit seulement d'un jeu de rôles, soumis aux élèves de la toute nouvelle formation "Jeunes administrateurs familiaux", proposée par l'Edhec et portée par Rania Labaki, professeure associée et responsable de la chaire Family Business de la grande école de commerce.
Mieux préparer la "next gen" avec des cours sur la gouvernance d'entreprise et des témoignages
Créé en partenariat avec l'Association française du Family Office (Affo), ce cursus de six mois mêle cours théoriques (analyse financière, gouvernance d'entreprise…), exercices pratiques et interventions de grands témoins. La première promotion de dix étudiants doit obtenir son certificat en juin prochain. Point commun entre ces élèves : ils sont issus de familles propriétaires d'un business ou réunies au sein d'un même fonds d'investissement, et devront un jour prendre des responsabilités au sein de ces structures.
«Ce parcours nous permet de proposer une formation académique spécifiquement adaptée», précise la présidente du club NextGen de l'Affo. Agée de 23 ans, cette déjà diplômée de l'ESCP, elle-même représentante de la huitième génération d'une entreprise familiale, suit d'ailleurs le programme. «On a un devoir de comprendre le fonctionnement de notre futur rôle d'administrateur pour pouvoir y apporter de la valeur ajoutée», plaide la jeune femme. Pour s'inscrire, les candidats doivent avoir validé au minimum un niveau d'études bac + 2 et s'acquitter du montant de la formation, environ 8000 euros. En réalité, aucun de ces étudiants n'a signé de chèque. Leur cursus a été réglé par leurs structures familiales, trop contentes d'accompagner la montée en compétences de la nouvelle génération, cette fameuse "next gen".
Longtemps, ces entreprises ont préparé de façon instinctive cette relève, soit en l’envoyant faire ses classes à l'étranger, soit en la jetant directement dans le grand bain familial. A l'instar de Thierry Mulliez, appelé dans le bureau du cousin de son grand-père, Gérard Mulliez, alors qu'il n'avait que 20 ans. Nous sommes dans les années 1970 et le fondateur d'Auchan lui propose de créer une chaîne de restauration. Le jeune impétrant accepte le pari et ouvre le premier Pizza Paï à Noyelles-Godault (Pas-de-Calais), en 1979. Thierry Mulliez est lancé et sa légende prend forme. Des années plus tard, il accèdera à la plus haute marche en prenant la présidence de l'Association familiale Mulliez (AFM).
Un processus de détection des talents étoffé chez les Mulliez
Mais ce qui était possible quand la famille comptait 70 personnes ne l'est plus avec 850 actionnaires et 600 descendants de moins de 20 ans. Désormais, les Mulliez ont l'un des processus de détection des talents parmi les plus étoffés de toutes les entreprises familiales. Au point d'être structurés en promotions !
Répartis par classes d'âge, les jeunes suivent une académie interne, un parcours de plusieurs années durant lequel ils se réunissent à échéances régulières, alternant formations théoriques aux problématiques de gouvernance et moments de cohésion façon team building. Le petit groupe peut alors se retrouver à sauter en parachute au-dessus d'une plage normande ou suivre un stage commando.
«Il est essentiel de préparer le plus grand nombre, pour qu'ils aient des bases de connaissances fondamentales et qu’ils apprennent à se connaître», insiste la spécialiste Rania Labaki. En parallèle, l'incubateur de la famille Mulliez, baptisé Creadev, permet toujours aux fibres entrepreneuriales de s'exprimer.
Resserrer les liens entre les descendants et entretenir l'Affectio societatis
De tels fonds de dotation existent aussi au sein d’autres dynasties, certains à caractère sportif, d'autres à vocation philanthropique, comme le fonds Porosus chez les héritiers Lacoste ou la fondation Tara Océan des descendants d'Agnès b. Et, même s’il n’est pas toujours aussi abouti que chez les Mulliez, le concept d'académie interne se propage à son tour dans de nombreux clans. Au sein des dynasties de l'agroalimentaire, comme chez les Bonduelle ou les Roquette, les next gen se retrouvent par exemple pour des visites d'usines ou des moments de récolte dans un champ. Quand la sortie d’un James Bond ne les réunit pas, les descendants Bollinger se rassemblent pour des visites de caves ou des vendanges. L'objectif de ces sessions est double : entretenir la dynamique familiale et renforcer l'affectio societatis, le lien avec l'entreprise. Pour tous, il s’agit d’éviter le même écueil.
«A partir de la troisième génération, les liens tendent à se distendre», relève Rania Labaki.
Lorsqu’aucun parcours n'est formalisé, des coachs ou des consultants spécialisés prennent le plus souvent les choses en main, à l’image de Valérie Tandeau de Marsac. Cette avocate figurant au palmarès des meilleurs experts en transmission familiale, le FamCap 50 Advisors, excelle dans la rédaction de chartes de gouvernance à destination des dynasties entrepreneuriales. Auprès des héritiers en formation, cette spécialiste emploie un juste dosage de pédagogie, de technique juridique et fiscale, mais aussi de psychologie. Car ces parcours doivent tout à la fois construire leur personnalité et structurer leurs connaissances, mais aussi participer à créer leur réseau. Autant d’éléments indispensables à cette next gen pour trouver sa place dans l'échiquier familial. Et dépasser le syndrome de l'imposteur, qui mine souvent le jeu.
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