
«Le père construit, le fils consolide, le petit-fils dilapide.» La fameuse malédiction de la troisième génération frappe plus de 90% des entreprises, qui sombrent ou changent de main avant l’arrivée aux manettes des arrière-petits-enfants du fondateur. Pourtant, une poignée d’autres font mentir l’adage, au point d’afficher un âge canonique. Ces entreprises familiales plus que centenaires sont si peu nombreuses que leur est venue l’idée, en 1981, de se réunir au sein d’un même club, les Hénokiens (du nom d’Hénoch, le père de Mathusalem dans la Bible). Pour rejoindre ce cercle très fermé de 56 membres, répartis dans dix pays, il faut afficher au moins 200 ans d’existence, qu’un descendant du fondateur soit toujours aux commandes et que le capital soit encore majoritairement détenu par la famille.
Et si les Etablissements Peugeot Frères (fondés en 1810) ou la banque Hottinguer (1786) figurent au rang des honorables membres français, le plus ancien d’entre eux, Hoshi, un établissement thermal japonais, existe depuis 717. C’est même la… 46e génération qui vient d’en prendre la direction ! «Chaque société est différente, mais les leçons de nos histoires sont les mêmes. Je suis en train de réfléchir à la nomination du prochain dirigeant de l’entreprise familiale, mon choix n’est pas encore fixé, j’échange avec des Hénokiens pour optimiser mes chances de sélectionner le meilleur candidat», précise ce PDG, qui souhaite rester anonyme afin de ne pas semer la zizanie entre les prétendants.
Une entente familiale importante pour garantir la longévité des entreprises
Pour ces entreprises aux actionnaires se comptant souvent par dizaines, la préservation d’une bonne entente familiale est en effet un impératif. Ne serait-ce que pour éviter de diluer le capital en faisant entrer des investisseurs étrangers. Mais aussi pour profiter de l’expérience de chaque membre du clan. C’est ainsi que chez Billecart-Salmon, une prestigieuse maison de champagne fondée en 1818, les générations précédentes ont toujours leur mot à dire. Au sein du comité de dégustation qui décide chaque année des assemblages, les cinquième et sixième générations ont le même poids que Mathieu Roland-Billecart, le dirigeant actuel, issu de la septième génération.
Dans ces entreprises qui ont vécu, au cours des siècles, des guerres, des crises monétaires ou des catastrophes naturelles, cette capacité de transmission fait toute la différence, en augmentant les chances de survie. «Trois ans après ma nomination, quand la crise du Covid est arrivée, j’ai pu échanger avec mon grand-oncle de 102 ans, précise Mathieu Roland-Billecart. Il a connu l’impact sur le domaine de la Seconde Guerre mondiale et de l’occupation allemande. Cela m’a permis de mettre les choses en perspective.»
Un processus de transmission long et minutieux
Pour ces vieilles dames de l’entrepreneuriat, la succession n’est pas qu’un moment charnière : c’est un mode de gestion, appliqué au quotidien. «La société ne m’appartient pas, je suis un maillon de son histoire. Je n’ai que 44 ans mais, dans mes choix stratégiques, j’ai toujours en tête cette personne que je n’ai pas encore identifiée et qui me succédera», poursuit Mathieu Roland-Billecart, dont la société est aussi membre des Hénokiens.
Dans ces entreprises, le processus de transmission est logiquement long et minutieux. Comme dans le cas d’Olivier Passot, l’actuel patron de Revol, l'un des leaders français de la porcelaine, dont l’usine est installée à Saint-Uze (Drôme) depuis 1768. Après un début de carrière dans le textile à l’international, loin de cette société aux 30 millions d’euros de chiffre d’affaires, il finit par accepter, sur proposition de son père Bertrand Passot, de s’occuper du marché américain. Avant de revenir dans la Drôme : pendant quatre ans, le roi de la porcelaine prépare alors son dauphin à la succession, épaulé par des chefs d’entreprise amis.
L’échec de ma vie serait de transmettre à un descendant qui n’en a pas totalement envie.
Olivier Passot, patron de Revol
Même accompagnement du côté de Billecart-Salmon, où Mathieu Roland-Billecart a intégré le comité de famille en 2013, quatre ans avant de diriger la maison. Il menait depuis seize ans une carrière dans la finance à la City, loin de la Champagne. «J’étais associé dans un cabinet de conseil, mes quatre enfants étaient nés et grandissaient à Londres, j’ai beaucoup réfléchi car c’était un changement de vie, pas un simple changement de métier.» Mais l’attachement à la terre de ses ancêtres est le plus fort, et le golden boy relève le défi. Même si, durant la première année, le nouveau patron prend lui aussi le soin de se faire épauler, cette fois par son cousin et ancien dirigeant, François Roland-Billecart.
Père de quatre enfants dont l’aîné est âgé de 23 ans, Olivier Passot, 53 ans, pense lui aussi à l’après, mais sans pression excessive. «Avec une histoire longue de 257 ans, il est évident que mon unique projet est de rendre l’entreprise plus forte pour la transmettre à la génération suivante», précise le patron. Même s’il sait que la survie de sa société impose avant tout de la transmettre à un dirigeant compétent et souhaitant s’engager à fond, quel qu’il soit. «Il n’y a aucune obligation de désigner un membre de la famille, car le plus important, c’est l’entreprise. En fait, l’échec de ma vie serait de transmettre à un descendant qui n’en a pas totalement envie. Car il ne sera pas heureux et ne pourra jamais réussir.»
Trois générations pour une même maison de champagne

Sur cette photo figurent (de gauche à droite) les héritiers de Billecart-Salmon, producteur de champagne fondé en 1818. C’est ainsi que la sixième génération, représentée par Antoine Roland-Billecart (directeur général adjoint en charge de l’export) et François Roland-Billecart (ex-président du directoire), est toujours consultée. Tout comme le patriarche de 102 ans, Jean Roland-Billecart (issu de la cinquième génération et ex-président du directoire). Il épaule parfois son petit-neveu, Mathieu Roland-Billecart (septième génération), qui dirige le domaine depuis 2017.
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