Drapé de sa parure métallique rappelant les fils de chaîne et trame de la création textile, l'immeuble du 19M renferme plus d'un trésor. Dans ce grand bâtiment du nord de Paris, constellation du savoir-faire français, travaillent les quelque 700 artisans des maisons d'art rachetées par Chanel depuis 1997. Parmi eux, ceux de Lesage, maison de broderie et de textile d'excellence dont le nom est indissociable de celui de la haute couture et de la mode.
Avant de pénétrer au coeur de la création, c’est dans la salle des archives, antre de la mémoire, que se tisse le travail de transmission. Car la broderie est un art complet. Son savoir-faire conjugue la précision du geste, les techniques du crochet de Lunéville et de l'aiguille, mais aussi la mise en forme créative et magique des idées du client. Entrer dans la salle des archives, c'est pousser la porte d'une bibliothèque. Là, classés par années, thèmes, maisons, les 75000 échantillons de ce brodeur d'excellence centenaire cette année sont conservés dans des boites noires, tapissant les murs du sol au plafond. Directeurs artistiques, dessinatrices de broderies et les brodeuses de la création viennent se ressourcer ici.
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Motifs, coupons de silhouette et broderies en pastilles 3D
Parmi les trésors, dont certains sont exposés pour l'anniversaire des 100 ans dans la Galerie du 19M, des oiseaux noirs de jais des années 1920-1930 de la couturière Madeleine Vionnet; les motifs du Cirque d'Elsa Schiaparelli, amie de la Maison Lesage, et cliente fidèle dans les années 1930, mais encore ces lamelles roses recouvrant une veste de Balenciaga. Toutes les créations pour Chanel sont préservées ici : motif en trompe-l'oeil de 1983, broderies en pastilles 3D de la Couture Printemps-été 2019, sans compter des coupons de silhouettes des défilés Métiers d'art.
Lorsque l'on parle du travail de broderie, au pense au geste de la brodeuse, assise devant son métier, une aiguille ou un crochet à la main. Mais en amont, les 7 dessinateurs en broderie (dont un homme) matérialisent l'idée sur le support. Ou plutôt sur les supports. Après validation d'une maquette, le dessin technique est réalisé sur calque. Il est ensuite piqué à la machine. Lors du ponçage, une poudre pigmentée traverse les trous de la feuille reproduisant le dessin sur le tissu prêt à broder, appelé "poncé". Dessinatrice en broderie depuis sept ans, Gaëlle (40 ans) a d’abord suivi une formation de styliste modéliste à l'Atelier Chardon Savard. Après de multiples expériences dans des maisons, la minutie du geste l'a attirée vers la broderie.
Aucune formation au dessin n'existant dans les écoles, c'est chez Lesage qu'elle a tout appris. Ses collègues sont diplômés d'écoles de mode ou d'art. Récemment, elle est allée transmettre à ses homologues indiens la broderie à la française. En tant que langage universel, ce savoir-faire facilite de tels échanges inter-culturels : "Dans l'atelier indien, les 10 brodeurs (une seule femme, l'inverse de la France) se transmettent le geste de génération en génération, rapporte Gaëlle, jeune femme au sourire généreux. L'excellence se traduit chez eux en un don de la main, nourri par un grand souci de bien faire. J'ai essayé de leur apporter notre vision de la mode."
La transmission est au coeur de l'ADN de Lesage
Dans l'atelier, les métiers sont baignés par la lumière des baies vitrées. La transmission est à la fois verticale et horizontale. Hubert Barrère, le directeur artistique, formalise l'idée créative avec l'équipe. Chaque brodeuse fait travailler son imagination, visualise en posant ses éléments, les volumes. Parfois seule, parfois à plusieurs sur un panneau, pas le temps de papoter. Des allers-retours s'ensuivent avec le directeur artistique. Corine (56 ans) a 39 ans de métier, d'abord au sein de la maison Lanel (acquise par Lesage en 2014) puis chez Lesage, depuis dix ans. La broderie, c'était son choix de coeur au lycée professionnel de Sartrouville où elle est entrée à 13 ans en CAP.
"La création ne s'apprend pas à l'école, confie cette femme dont l'humilité est aussi forte que l'acuité du geste. Les anciennes nous montraient leurs coupons, on découvrait qu'on pouvait broder pierres et bijoux. Aujourd'hui, à son tour, elle conseille celles parmi ses collègues qui le demandent. "On transmet aussi vite que l'on travaille. Non seulement les techniques en perpétuelle évolution, mais aussi des astuces d'association de matières". La transmission est au coeur de l'ADN de Lesage. Elle devient un gage de durabilité, puisque ces vêtements d'exception restent dans les familles ou finissent au musée. Une durabilité qui passe aussi par les matières : les perles répondent aux critères Reach (limitant la teneur en plomb), les paillettes sont peintes à la main, dans le respect des critères internationaux.
Les enseignantes de l’école Lesage sont souvent d’anciennes élèves
En 1992, François Lesage, dirigeant et fils du fondateur, a l'idée d'une école (installée au 19M), qui dispense toujours des formations, aux amateurs et aux professionnels (pour la spécialisation haute couture certifiée). Les enseignantes sont souvent d'anciennes élèves. Corine a suivi "une transmission sur les fleurs en tissu au sein d'un atelier hebdomadaire. Moi-même je transmets les gestes de passementerie." S'il a le souci de la préservation du savoir-faire, François Lesage, est aussi soucieux de diversification. Dans les années 1990, il ouvre un atelier de création textile, d'où sortent les premiers tweeds en 1998. Les échantillons sont réalisés au sein des ateliers Lesage. Designer textile pour la maison depuis trois ans, Louise (28 ans) a multiplié les strates d'expertise dans son parcours scolaire. C'est au contact des archives, au plus près de la matière, que la jeune femme s'est formée : "J'ai beaucoup appris comme assistante auprès de mes collègues. Puis avec le toucher des matériaux. C'est ainsi que j'apprécie les associations possibles, que j'anticipe comment le tissu va réagir une fois repassé".
Les quatre designers bénéficient d'une liberté créative énorme. Ils la nourrissent dans les musées, dans leurs échanges avec les artistes. Chacun sur son métier retranscrit sous forme textile le rendu que souhaite le directeur artistique en piochant dans la riche bibliothèque de fils. "Nous partons d'une couleur, une notion, un mot. Et nous imaginons des effets de texture" explique-t-elle, passionnée. En réfléchissant à la manière d'entrecroiser les fils de chaîne et de trame, nous créons un échantillon. Une feuille d'armure (graphique quadrillé et annoté) symbolise les consignes de tissage pour l'usine.". La transmission se poursuit avec la manufacture de Pau.
La designeuse se déplace avec ses échantillons : "Ce sont ces personnes de l'usine qui amènent le principe de réalité, de ce que sera le rendu sur les grands métiers. Nous les challengeons sur des techniques nouvelles et on apprend d'eux en retour". Lorsqu'on lui fait remarquer que les couleurs de sa tenue répondent à celles du coupon qu'elle a créé, elle s'en amuse. "On s'habille souvent comme nos tweeds", répond-elle. Subtil mélange de gestes et de création, dans un mouvement pendulaire entre individuel et collectif, la broderie et le tweed sont des arts complets. Au coeur de leur transmission, ce sont les liens humains qu'il s'agit de préserver.
Hubert Barrère, directeur artistique de Lesage
Dans votre parcours créatif, quelle est la part de l'inné et celle de l'acquis ?
La création ne s'apprend pas. Les écoles prétendant former à la direction artistique formulent des promesses mensongères. On est designer, styliste et on fait ses classes, on apprend. La Fontaine nous a enseigné : "Ne forçons pas notre talent, nous ne ferions rien avec grâce." Dans notre société d'image, nombre de jeunes veulent être créateurs de mode. Avant d'avoir le statut, il faut travailler. Je suis né en Bretagne à des années-lumière de ces sujets. J'ignore pourquoi je dessine depuis l'enfance. Comment ai-je aiguisé un oeil ?
Justement, quelles ont été pour vous l'apport des études et celle de l’expérience ?
Une association de passion et de raison. J'ai eu la chance de faire des études de droit, cela m'a donné une méthodologie. L'école permet de se faire un réseau, de rencontrer des professionnels. On y apprend une technique, permettant d'exprimer une création. Il faut être curieux, poser des questions, ensuite on fait ce que l'on veut des réponses. Enfin, il y a le je ne sais quoi qui construit la personnalité, la singularité. Une vibration, quelque chose qui ne se voit pas mais se ressent.
Comment définiriez-vous cette vibration ?
Lors d'un défilé, une des brodeuses de Lesage dit à l'autre : «Dis donc, ce n'est pas ta manche à droite sur ce modèle ?» A l’œil nu, la gauche est parfaitement identique. Deux choses similaires mais pas semblables. La vibration, c'est cela, une micro-imperfection devenant un supplément d'âme.
Dans la broderie, comment se fait la transmission ?
Dans nos ateliers, il y a une diversité de postes : les premières, les secondes, les échantillonneuses, et les ouvrières. On associe tout le monde à la création. En chef d'orchestre, je bats la mesure.
En quoi vous sentez-vous responsable ?
J'ai eu de la chance, et si je me retourne, je réalise le poids des rencontres. Lesage est une maison iconique, c'est par le prisme de cette maison qu'on a parlé de la broderie. Cela donne une responsabilité, vis-à-vis des brodeuses et du métier. Nous sommes petits, fragiles. Nous, adossés à Chanel moins que les autres, mais néanmoins. Nous avons plus de devoirs que de droits à l’égard des équipes et aussi de l’image de la maison.
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