
Les Malouins, on le sait, ont l’esprit corsaire… mais ce natif de la cité fortifiée pourrait en remontrer à tous les autres ! Même s’il se dit officiellement «en préretraite», Roland Beaumanoir continue en effet, à 76 ans, de se rendre tous les jours au bureau, pour donner le cap au groupe qu’il a fondé, et qui porte son nom. Et, cela ne s’invente pas, celui qui a grandi au pied des remparts de la ville, près de la boutique familiale baptisée «Aux Corsaires», vient de partir à l’abordage de deux enseignes mal en point, avec la reprise de Jennyfer en juin dernier, puis de Naf Naf en août. Un butin qui ira étoffer un portefeuille de marques textiles de taille XXL, incluant aussi bien Bonobo que Quiksilver, Cache Cache que Caroll, ou encore La Halle et Billabong.
En près de 45 ans de carrière, ce Breton discret est devenu le premier acteur du prêt-à-porter en France, concentrant à lui seul 2 700 points de vente dans plus de 40 pays, pour 15 000 collaborateurs sous enseigne à travers le monde. Son volume d’affaires (le groupe fonctionne beaucoup par franchise et affiliation auprès de commerçants indépendants) atteint désormais les 3 milliards d’euros. Dans l’Hexagone aussi, son réseau ne cesse de s’étoffer, notamment grâce à ses récentes acquisitions. Un exploit, alors que c’est tout le marché de la mode accessible qui plie sous les assauts de plateformes chinoises comme Shein et Temu. Et que ce succès de l’ultra fast fashion envoie de nombreuses marques au tapis, même parmi les plus célèbres.
L'aventure commence en 1981 avec la création de Vetimod
Mais Roland Beaumanoir n’est pas du genre à paniquer devant les changements d’habitudes des consommateurs, aussi rapides soient-ils. Il a de qui tenir puisque son père, René, avait accompagné la révolution de la grande distribution dès le début des années 1970, en ouvrant en périphérie de Saint-Malo le tout premier centre commercial du coin, avant d’y installer son enseigne spécialisée Pantashop. «A l’époque, cette initiative avait provoqué l’étonnement voire l’incompréhension, mais c’est resté un exemple pour moi !», se souvient Roland Beaumanoir.
Le fait d’armes n’empêche pas le fils de vouloir rapidement voler de ses propres ailes, pour développer ses idées de business. «J’ai eu la chance, alors, de me fâcher avec mon père», s’amuse encore le septuagénaire. C’est donc en 1981 qu’il crée, en association avec son ami Philippe Bessec (propriétaire du réseau breton éponyme, Bessec Chaussures), l’enseigne multimarque Vetimod, fondement du futur groupe Beaumanoir. Elle aussi ciblera plutôt une implantation en périphérie, celle de Saint-Brieuc en l’occurrence. Et elle aussi privilégiera les surfaces commerciales de taille moyenne.
Des délocalisations vers la Chine et l'Inde
De ces premières années, qui l’ont vu ensuite lancer, en 1985, avec sa femme Jocelyne, l’enseigne Cache Cache, Roland Beaumanoir garde le souvenir ému de ses allers-retours entre Saint-Malo et Paris, deux à trois fois par semaine. «Il fallait partir en voiture à 3 heures du matin pour être à l’ouverture des boutiques du Sentier, sélectionner la marchandise et faire tourner les stocks.» Roland Beaumanoir aime évoquer ce monde. Celui d’une fabrication française, ou européenne (dans des conditions de travail qu’on n’oserait toutefois plus imaginer aujourd’hui). Des négociations sur les dates d’encaissement des chèques (pour se laisser le temps d’écouler la marchandise). Et des kilomètres avalés chaque année (dans des voitures chargées de vêtements).
Mais c’est un monde disparu car, depuis, la fast fashion a débarqué, obligeant la fabrication à se délocaliser en Asie, tout au long des années 1990. «Cela a marqué la fin du Sentier», se rappelle-t-il. Roland Beaumanoir s’adapte alors, à nouveau. «Pour continuer à faire de la mode accessible, j’ai dû chercher d’autres fournisseurs, en Chine et en Inde», explique-t-il.
Une stratégie de rachats pour élargir sa gamme
Déjà, les premières grosses défaillances surgissent dans le secteur, incitant le groupe à se lancer dans la croissance externe. C’est le cas avec Morgan, racheté à la barre du tribunal de commerce en 2009, ou de La City, repris en 2011, également suite à un redressement judiciaire. Une stratégie de rachats qui a connu une singulière accélération ces cinq dernières années, à la mesure des difficultés du secteur, avec les reprises successives de La Halle (2020), Caroll (2021) ou encore du groupe Boardriders (2024).
Pour justifier cette frénésie d’acquisitions, Roland Beaumanoir aime dresser un parallèle, plutôt surprenant, avec le groupe automobile Volkswagen… De Skoda jusqu'à Porsche, le constructeur allemand excelle en effet à élargir sa gamme, pour cibler des clientèles au pouvoir d'achat différent, via des canaux de distribution multiples, tout en mutualisant les fonctions support. Avec ces achats, Roland Beaumanoir ne ferait donc rien d’autre que de copier cette stratégie.
Intégrer La Halle, c’était s’ouvrir au marché de la famille. Se positionner sur le dossier Caroll, c’était renforcer son offre premium. Et s’offrir Sarenza, c’était renforcer ses capacités logistiques, grâce à une puissante plateforme de e-commerce. Mais hors de question, toutefois, de trop s’éparpiller. Le groupe Beaumanoir tient en effet à se concentrer sur sa cible de prédilection, à savoir les villes moyennes de province, et leurs périphéries.
Un positionnement qui l’expose moins à la concurrence des Shein, Temu, et autres plateformes d’e-commerce chinoises. «Par son profil, la clientèle de Beaumanoir est assez peu portée sur les achats en ligne. Elle valorise la relation en boutique, et le conseil fourni par les vendeurs, auquel le groupe porte une grande attention», rappelle Pierre-François Le Louët, président de l’agence de style Nelly Rodi.
Avisé, Roland Beaumanoir a aussi su se tenir à l’écart de la folie des grandeurs, qui avait contaminé le secteur dans les années 2010. Alors que de nombreuses enseignes avaient été rachetées par des fonds d’investissement, multiplier les coûteuses ouvertures de boutiques en centre-ville était alors à la mode. «Beaumanoir n’appartient pas à cette culture financière. Il s’inscrit plutôt dans une réflexion de long terme», confirme Gildas Minvielle, directeur de l'Observatoire économique de l'Institut français de la mode.
Côté boutiques et salariés, le repreneur se montre aussi très sélectif
Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à regarder le détail des récentes reprises, plus que partielles. C’est ainsi que Beaumanoir ne conservera que 26 points de vente sur les 220 qui constituaient le réseau Jennyfer au moment de son redressement judiciaire. Et qu’il ne gardera que 12 magasins Naf Naf, sur les 102 que comptait encore la marque avant de passer au tribunal de commerce. Autant de boutiques soigneusement sélectionnées pour la qualité de leur emplacement. Et qui seront, dans un premier temps, utilisées pour vendre les marques plus anciennes du groupe, comme Caroll.
Le redéploiement des marques reprises, quant à lui, devrait principalement se faire en ligne, sur le site Sarenza.com. Côté salariés, le repreneur se montre aussi très sélectif. Seuls 350 des 1000 salariés de Jennyfer resteront chez Beaumanoir (dont 150 issus de boutiques non reprises, et qui seront donc reclassés). Pour Naf Naf, c’est 300 employés, sur un total de 588 (dont 253 propositions de reclassement).
Même si Roland Beaumanoir aime se présenter comme un homme de terrain et «un commerçant qui connaît ses produits», impossible de digérer autant de rachats sans une approche industrielle. Car le succès de Beaumanoir, c’est avant tout d’avoir développé un modèle très flexible : le plus souvent, ce sont des commerçants indépendants, affiliés ou franchisés, qui pilotent les boutiques. Le groupe, lui, conserve la propriété et la gestion des stocks, ce qui allège le risque financier pour ses affiliés. «Le groupe est avant tout une société de service aux commerçants indépendants», confirme Roland Beaumanoir.
Une logistique hyper efficace
Cette organisation est d’autant plus efficace que le Breton a très tôt misé sur la logistique, alors que tous les autres géraient encore leurs stocks «à la main». «Il a été particulièrement clairvoyant en la matière», confirme Philippe Bessec. C’est au milieu des années 1990 que Roland Beaumanoir découvre les atouts des algorithmes. «A l’époque, une collaboratrice m’avait dit que grâce à eux, il était possible d’assurer une gestion prédictive des stocks !».
En 2000, il lance même une filiale dédiée, baptisée C-Log, qu’il veut à la pointe de la technologie. «On a mis au point nos propres robots, tout près d’ici. Cela peut paraître banal aujourd’hui, mais à l’époque, ça ne l’était vraiment pas !», se rappelle-t-il. La filiale est depuis devenue une pépite, dont l’activité a doublé rien qu’entre 2020 et 2022, l’épidémie de Covid ayant fait explosé les ventes de vêtements en ligne.
Avec près de 270 000 mètres carrés d’entrepôts, répartis entre dix sites (dont neuf en France et un à Anvers, en Belgique), C-Log expédie 100 millions de pièces par an, soit près de 300 000 par jour. Avec un chiffre d’affaires de 160 millions d'euros en 2024, l’activité est d’autant plus rentable que Beaumanoir l’a ouverte à la concurrence : C-Log assure aussi les expéditions des marques Courrèges, Isabel Marant, Eden Park, La Fiancée du Mékong ou Veja. La moitié des revenus est ainsi issue de ces prestations de services.
Un retard sur la responsabilité sociale et environnementale
Après avoir enchaîné six gros achats en à peine cinq ans, le groupe pourrait désormais faire une pause. Roland Beaumanoir dit en effet vouloir «digérer les reprises récentes». Le temps, aussi, de répondre aux nouveaux défis du secteur, comme le débarquement de l’IA. «La technologie est en train de transformer profondément toute la filière mode, à tous les étages de production, depuis l’aide à la création ou à la détection des tendances, jusqu’à l’allocation des stocks», avertit Pierre-François Le Louët. Autre évolution majeure : les efforts à mener en matière de durabilité et de responsabilité sociale et environnementale (RSE), alors que le gouvernement entend déployer sur toutes les étiquettes un «score environnemental», déterminé à partir du cycle de vie du vêtement.
Mais, cette fois-ci, Beaumanoir ne semble pas vraiment avoir de coup d’avance. Si le groupe promet d’utiliser, à terme, «100 % de fibres écoresponsables», la bascule ne sera pas effective avant 2030. Et le rachat de marques comme Naf Naf et Jennyfer, peu vertueuses sur ce point, ne devrait pas arranger le calendrier. Même retard à l’allumage côté «seconde main». Alors que les plus grands réseaux, comme Kiabi, Zara ou H&M, ont développé leurs propres circuits de réemploi, le groupe n’a pas encore de dispositif pérenne. Il se contente d’expérimenter des collectes dans certains magasins, en collaboration avec des acteurs de l’économie sociale et solidaire. Ces chantiers, ce sera sans doute à Thomas Beaumanoir, le fils unique de Roland, de les mener à leur terme. Aux commandes opérationnelles depuis 2018, le directeur général délégué, qui a participé à tous les récents rachats, est en effet officiellement en charge de la RSE. Nul doute qu’il y mettra sa ténacité de corsaire !
Un groupe familial qui embauche
Dans les affaires, Roland Beaumanoir souligne l’importance de savoir s’entourer. Et pour cause : c’est son épouse, Jocelyne, qui est la DRH du groupe. Associée au développement des marques, elle a tenu à installer une culture d’entreprise commune basée sur la proximité, la fidélité à la clientèle de province et l’importance du conseil en boutique. Mais il s’avère que cela n’est pas si facile d’embaucher, quand on est en croissance, et avec un siège social toujours situé à Saint-Malo.
Pour réussir à attirer les meilleurs profils, le groupe mise donc sur des dispositifs plutôt innovants, à l’image de ce chatbot qui permet aux candidats de postuler via une interface intuitive, et sans forcément avoir à laisser leur CV. Ou comme ces jobs dating organisés au siège malouin, mais aussi de manière délocalisée, que ce soit à Rennes, à Lille ou à Paris.
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