
Les fragrances de camomille et de champaca vaporisées sur sa taie d’oreiller flottent encore dans l’air lorsque le sommeil emporte Ruben, 43 ans, président-fondateur d’une agence de communication. « Jamais je ne m’étais endormi si rapidement, si profondément », assurera-t-il à son réveil. Il faut dire que les préparatifs de sa rencontre avec Morphée ont démarré dès son arrivée à l’hôtel Six Senses Douro Valley, dans le nord du Portugal. Une séance de réflexologie personnalisée, une pause dans un sauna avec vue sur la canopée. Et un dîner au restaurant Vale de Abraao, dont le chef a concocté un menu spécial à base de poulpe, pois chiche et asperges croquantes : autant d’aliments riches en tryptophane, cet acide aminé qui active la sérotonine, puis la mélatonine, autrement dit les hormones du bonheur et du sommeil.
«Pour une fois, je ne me suis pas réveillé au milieu de la nuit à cause d'une liste de tâches à accomplir», remarque-t-il. Et pour cause ! Son programme pour le lendemain n’est rempli… que de vide. «Je suis venu dans ce 5 étoiles uniquement pour dormir», ajoute-t-il. Le cadre idéal, selon lui, pour tester cette nouvelle tendance qui affole le secteur de l’hôtellerie de luxe : le tourisme du sommeil.
43% des Français souffrent d’au moins un trouble du sommeil
Stress, hyperconnexion, charge mentale : le monde entier serait en voie d'épuisement. En France, les nuits s’amenuisent : 6h42 en moyenne les jours de semaine, 7h25 le week-end. Résultat ? 43% des Français déclarent souffrir d’au moins un trouble du sommeil. «Le sommeil est aujourd’hui un enjeu de santé publique, une urgence absolue», alerte la docteure Sylvie Royant-Parola, psychiatre spécialiste du sommeil et présidente du Réseau Morphée.
Une épidémie silencieuse à laquelle de plus en plus de voyageurs tentent de faire face… en dormant à l’hôtel. A tel point que, selon le Hilton Trends Report 2024, la recherche d’expériences régénératrices supplante désormais la soif d’aventure ou de découvertes culturelles. Exit les visites guidées de monuments historiques, oubliées les dégustations de spécialités gastronomiques locales, dépassées les randonnées instagramables : bienvenue dans l’ère de la chambre à coucher.
« Le luxe, aujourd’hui, ce n’est plus l’accumulation ou la surenchère. C’est la capacité à ralentir, à se reconnecter à soi, à avoir du temps de qualité. Notre rôle est de créer les conditions idéales pour que cela devienne possible », observe Oriol Juvé, directeur du Six Senses Douro Valley. A l’arrivée au manoir-hôtel, un « ambassadeur du sommeil » prend les commandes. Lors d’une séance d’une vingtaine de minutes, il analyse le mode de vie du client, devenu presque patient.

Une consultation et un programme holistique pour retrouver le sommeil
Grâce à des capteurs qu'il appose sur les tempes, les mains et les pieds, le praticien suit l’oxygénation du sang, évalue le niveau de stress ainsi que les fonctions cognitives. Une fois la consultation effectuée, il livre ses recommandations –personnalisation de la chambre, rituel du coucher et surtout un programme holistique qui combine yoga, méditation, alimentation ciblée, exercice doux et soins adaptés aux rythmes du corps.
Cette approche globale séduit les touristes du sommeil. Ici, l'agencement des suites minimise les nuisances sonores et maximise l'exposition à la lumière naturelle pour favoriser des rythmes circadiens sains. Les couloirs, la cave à vin, la piscine extérieure, le spa : la conception de chaque espace suit les principes biophiliques, recréant des formes biomorphiques ou utilisant des matériaux naturels. Une technique architecturale dont l'efficacité est prouvée pour réduire le stress et améliorer la qualité du sommeil.
«Outre les menus du restaurant, les activités – yoga nidra, bains sonores… – sont pensées pour compléter les fluctuations énergétiques naturelles, et les soins spa conçus pour activer la réponse parasympathique… La technologie est aussi mobilisée, avec des capteurs de suivi du sommeil et l'application Timeshifter, qui aident les voyageurs à mieux gérer le décalage horaire», détaille encore Anna Bjurstam, directrice bien-être de Six Senses. Et de conclure : «Le sommeil ne se décrète pas, il se prépare».

Priorité à la recherche d’un mieux-être psychologique
Pour Ruben, cette préparation se poursuivra tout au long de ses deuxième et troisième nuits sur place, à l’aide d’une bague connectée mesurant les phases du sommeil, la variabilité cardiaque ou encore les niveaux d’oxygène. Les résultats seront analysés lors de rendez-vous individuels pour adapter nutrition, sport et routine du soir. «Le tourisme du sommeil répond à un besoin profond de se permettre de se reposer dans une culture qui glorifie souvent l'activité», décrit-il. En consacrant du temps et des ressources spécifiquement à l'amélioration du sommeil, les voyageurs expriment clairement leur priorité – la recherche d’un mieux-être psychologique.
« Ce n’est plus une tendance, c’est un marché à part entière », confirme Thomas Hervet, président-fondateur de la marque Wopilo, spécialisée dans les oreillers ergonomiques. « Le sommeil rejoint l’alimentation et l’activité physique dans les priorités santé. On observe un vrai basculement culturel : les gens sont prêts à dépenser davantage pour mieux dormir », ajoute-t-il. Selon une étude HTF Intelligence, le marché mondial du "sleep tourism" pèserait déjà 74,54 milliards de dollars.
Les clients ? Une population CSP+, ultraconnectée, citadine, stressée. Cadres dirigeants, entrepreneurs nomades, influenceurs bien-être : ils ont beau avoir les moyens, ils n’ont plus le temps de bien dormir chez eux. Ils cherchent donc ailleurs ce qu’ils ont perdu dans leur quotidien : le silence, le vide, la lenteur. Et les hôtels cocons, les suites silencieuses ou les retraites de sommeil à 800 euros la nuit répondent à cette demande grandissante.

Tous les experts ne sont cependant pas convaincus. Sylvie Royant-Parola, reste prudente : «Attention à l’effet gadget. On va mieux dormir quelques jours, mais on revient souvent aux mêmes mauvaises habitudes une fois rentré chez soi.» Elle le rappelle : une chambre d’hôtel, aussi zen soit-elle, n'annule pas une dette de sommeil chronique. C’est à la maison que les vraies révolutions s’opèrent, par des changements d’horaires, de rythmes et d’hygiène de vie. «Cela dit, si ces séjours permettent de déclencher une prise de conscience, alors tant mieux», conclut-elle. Alors, simple lubie d'insomniaques fortunés ? Ou nouvelle forme de luxe accessible, celui du temps et de l’équilibre retrouvé ? Peut-être un peu des deux. Mais une chose est sûre : si dormir devient une destination, c’est que le monde a, littéralement, besoin de rêver.
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