
Blanche Laurens était une sacrée bonne femme. Née en mars 1921 à Bogota, en Colombie, elle était docteur en pharmacie, comme son frère Jean, de trois ans son aîné. Ensemble, ils gèrent jusqu’à leur retraite une officine du XVIe arrondissement de Paris. Ils habitent non loin, dans l’immeuble appartenant à leur famille. Blanche a divorcé à 46 ans, n’a pas eu d’enfant et ne s’est jamais remariée. Elle est très proche d’Isabelle, la fille unique de Jean, qui vit à la même adresse. “Elle me parlait souvent de sa nièce en des termes très élogieux, témoigne un ancien voisin. Il y avait entre elles de l’affection et une tendresse réciproque.”
Dotée d’un solide caractère, Blanche est restée chez elle, dans son grand appartement du cinquième étage, jusqu’à son décès en janvier 2013. Isabelle, 57 ans aujourd’hui, découvre alors que sa tante l’a déshéritée, huit ans après l’avoir désignée comme légataire universelle. Son patrimoine, évalué à plus de 20 millions d’euros entre la France et la Colombie, doit revenir à deux associations diocésaines, celle de Paris, et celle d’Embrun et Gap présidée par Monseigneur di Falco, ancien porte-parole de la Conférence des évêques de France, puis évêque auxiliaire de Paris.
"Ils ont instauré une main mise sur la vie de ma tante"
La vieille dame a dicté ses dernières volontés en juin 2012, sept mois avant sa mort. À l’époque, la nonagénaire pèse 40 kilogrammes, ne peut plus se servir de son bras gauche et marche avec difficulté. Elle chute fréquemment, néglige son hygiène et se montre parfois agressive avec son entourage. La détérioration de son état physique et neurologique inquiète Isabelle. L’influence accrue exercée sur sa parente par son avocat, maître Jean-Christophe Bernicat, également – il deviendra plus tard le conseil des associations diocésaines. À l’occasion d’une hospitalisation de Blanche à l’Hôpital américain de Paris, la carte de visite de l’homme de loi est agrafée dans le dossier médical à la rubrique “personne à prévenir” – d’habitude, c’est le nom de son frère Jean qui y est inscrit. L’avocat lui adjoint les services d’un gestionnaire de patrimoine et d’un secrétaire.
“Ils ont instauré une mainmise sur la vie de ma tante, sur son quotidien, sur sa santé”, juge aujourd’hui Isabelle. Blanche se plaint qu’on lui fait “signer des chèques en blanc”. “On profite d’une personne, elle est alitée, elle perd la boule, et voilà”, glisse-t-elle à sa nièce. Accès de lucidité ? Le 2 avril 2012, Jean Laurens demande la mise sous tutelle de sa sœur. L’expert-psychiatre sollicité, le docteur Jean-Philippe Badin, estime après examen approfondi que “Madame Laurens est surtout atteinte au niveau du jugement : elle professe une totale autonomie et ne voit pas que ce n’est plus le cas”. Selon lui, elle souffre vraisemblablement d’une “dégénérescence cérébrale”.
Des examens neuropsychiatriques aux résultats contradictoires
C’est deux mois plus tard que Blanche désigne les associations diocésaines comme légataires de sa fortune, précisant que son frère et sa nièce “n’ont manifesté aucune affection, aucun sens de la famille”, et évoque l’interminable procédure judiciaire qui l’oppose à son aîné à propos de la succession de leur frère Pierre décédé dix ans plus tôt. En septembre 2012, un deuxième examen médical contredit le précédent. Le neuropsychiatre trouve la vieille dame “légèrement diminuée, mais de façon quasi physiologique, eu égard à son âge”. “Elle ne souhaite pas de protection particulière”, précise-t-il. En novembre, un troisième expert avance même qu’ “une mesure de protection privative risque d’entamer son équilibre psychique”.
A l’époque, Isabelle a fait une curieuse découverte dans l’appartement de sa tante : un exemplaire du questionnaire utilisé pour évaluer les capacités cognitives d’un patient collé au mur de la chambre, ainsi qu’une feuille énumérant quelques informations essentielles (ses revenus, son patrimoine, le nom du président de la République, celui des personnes qui l’assistent, notamment). “Il ne fait aucun doute que ces documents ont servi à la préparation de Blanche Laurens afin de manipuler le résultat d’expertises psychiatriques à venir”, assène l’avocat d’Isabelle, maître Christophe Ayela. Une audience du juge des tutelles est fixée au 25 janvier 2013. Ce jour-là, Blanche est hospitalisée en urgence. Elle s’éteint le lendemain.
Un dossier d'abus de faiblesse tous les deux jours
Sonnée par les décès successifs de son père, de sa mère et de sa belle-mère, diminuée par un burn out, sa nièce attendra onze ans avant de porter plainte pour abus de faiblesse contre le notaire de sa tante et pour recel d’abus de faiblesse contre les associations diocésaines – lesquelles "contestent entièrement les accusations portées à leur encontre" et se réservent le droit de passer à l’attaque pour “dénonciation calomnieuse”, selon leur avocat maître Olivier Morice. Mais surtout, c’est à l’automne 2023 qu’Isabelle mettra enfin la main, grâce à son avocat, sur des pièces essentielles : deux comptes-rendus d’hospitalisation, de 2010 et 2011, concluant l’un et l’autre à une “démence avec syndrome frontal”.
“Il est plus facile de caractériser l’abus de faiblesse et de convaincre les magistrats quand il existe un dossier médical”, pointe maître Johann Petitfils-Lamuria, avocat au cabinet parisien Picovschi. Ce spécialiste du sujet voit affluer les histoires comme celle de Blanche. “Au quotidien, c’est presque un dossier tous les deux jours”, souligne-t-il. En cause, bien sûr, l’allongement de la durée de vie, l’isolement social accru des plus âgés depuis le Covid, des familles moins soudées, plus éclatées. “Heureusement, les magistrats accordent de plus en plus d’attention à ces affaires, poursuit l’avocat. Et la notion de vulnérabilité, liée souvent au poids des ans et à l’état de santé, a été élargie à la santé psychique, ainsi qu’à la dépendance affective.”
Des preuves difficiles à apporter
Autre évolution : la liste des professionnels qui ne peuvent pas être désignés comme légataires universels a été complétée. “Aux notaires, avocats et médecins ont été ajoutés les banquiers, courtiers, psys, hypnotiseurs, huissiers de justice, infirmiers et aides à domicile notamment”, détaille maître Petitfils-Lamuria, qui dresse au passage le portrait-robot de l’abuseur. Souvent un homme, un beau parleur qui se rend indispensable à force de services rendus, colonise insidieusement le quotidien de la personne âgée et la coupe peu à peu de ses proches. Parfois une femme qui entretient soigneusement la dépendance affective d’un homme plus âgé.
L’avocate marseillaise Isabelle Lavignac sait à quel point ces affaires d’abus de faiblesse sont douloureuses, les dossiers compliqués à monter, les preuves difficiles à apporter. Pour mettre toutes les chances de son côté, cette spécialiste du sujet a sa méthode : “Arriver avec une plainte clé en main et un boulot d’investigation effectué à 80%. Bref, prémâcher le travail des enquêteurs.” Sa ténacité a fini par payer, après huit longues années de procédure, dans le cas de Renée Étienne, héritière d’une riche famille marseillaise.
"La place était libre"
Cette célibataire sans enfant est décédée le 13 juillet 2020, à 94 ans. Trois ans plus tôt, Tracfin, le service de renseignement financier du ministère de l’Economie et des Finances, a sonné l’alarme, relevant des “opérations financières atypiques” sur le compte d’un gestionnaire de patrimoine indépendant, Fabrice P. Notamment 215 000 euros versés au cours des mois précédents par Renée Étienne, qui s’est entichée de ce quinquagénaire rencontré en 2001 au Crédit agricole. Au point d’en faire son légataire universel et de mettre ses assurances vie à son nom. La nonagénaire, qui n’a plus toute sa tête, est placée sous protection juridique depuis 2017. Sa tutrice, en épluchant ses comptes bancaires, confirme : d’importants retraits d’argent ont été effectués peu avant la mise en place de la mesure de protection.
Les cousins éloignés de Renée ne se sont pas inquiétés tout de suite. Fabrice est aux petits soins, et elle l’adore. Mais un jour, le jardinier les avertit : Fabrice se fait plus rare, Renée s’en plaint. “Souvent, les intentions ne sont pas mauvaises au départ. La confiance s’instaure, puis le futur abuseur saisit l’opportunité et c’est la dérive, estime maître Lavignac. Dans le cas de cette dame, elle n’avait pas d’héritier et voulait laisser quelque chose à cet homme, c’est certain. La situation a dérapé quand elle n’a plus été en possession de toutes ses facultés cognitives.” Le tribunal de Marseille a fait la même analyse. En mars dernier, Fabrice P. a été relaxé pour les cadeaux reçus entre le 1er janvier et le 31 décembre 2015. Jugé coupable d’abus de faiblesse au cours des années suivantes, en revanche, il a été condamné à un an de prison avec sursis et à une indemnité de 250 000 euros pour les parties civiles – il a fait appel. À la barre, Fabrice P. a fait cet aveu terrible : “ La place était libre…”
La fortune dilapidée de Cléophée Herrmann
Les seniors ne sont pas les seules victimes des prédateurs. L’Alsacienne Cléophée Herrmann n’a que 11 ans lorsque sa mère décède. Elle trouve du réconfort auprès d’une camarade de classe, de sa sœur et de leur maman, Josiane Seiler. À la mort de sa richissime grand-mère en 2008, Cléophée, unique héritière de l’empire textile de la famille franco-suisse Schlumpf, se retrouve à la tête d’une fortune de 11,5 millions d’euros. Josiane, devenue au fil des ans une mère de substitution, dilapide joyeusement le pactole, entre le prêt sans intérêts accordé à la famille Seiler pour l’achat d’un appartement, le taxi devenu le chauffeur privé de Madame, les consultations hors de prix avec une voyante censée mettre l’orpheline en contact avec sa maman défunte (jusqu’à 50 000 euros la séance), etc.
En octobre 2024, les juges de Colmar (Haut-Rhin) ont condamné Josiane, reconnue coupable d’abus de faiblesse, à trente mois de prison. Elle devra rembourser 5,1 millions d’euros à son ex-protégée, aujourd’hui serveuse dans un restaurant turc de la ville. Les deux filles Seiler, elles aussi condamnées, ont fait appel. “Pour en arriver là, l’instruction a duré sept ans et a produit trois tomes de pièces de procédure hauts d’un mètre chacun”, observe maître Vadim Hager, l’avocat de Cléophée Herrmann.
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