J’écris cette tribune assis à un café. En face de moi, deux étudiants comparent deux ETF sur ChatGPT et débattent sur les vertus de l’un et de l’autre. L’IA est partout dans leur geste : dans la manière dont ils cherchent l’information, dans les fonds qu’ils regardent, dans les sous-jacents sur lesquels ils envisagent d’investir.

Ils n’ont pas ouvert la documentation réglementaire des fonds. Ils n’ont a priori vu ni banquier privé, ni conseiller financier. Ils dialoguent à trois, avec une IA qui sert de moteur de recherche, d’assistant d’analyse et de tiers de confiance implicite.

Nous avons déjà vu ce film. Fin des années 90, Internet débarque petit à petit dans l’économie. Les prophètes annoncent la mort du commerce physique, l'avènement de la démocratie directe, la fin des intermédiaires. Les sceptiques ricanent devant ce qu'ils croient être une mode passagère. Vingt-cinq ans plus tard ? Internet n'était ni l'apocalypse ni le messie. Juste un accélérateur formidable.

L'IA générative suit exactement cette trajectoire. Elle amplifie ce qui existe déjà, les forces comme les failles. Quand Morgan Stanley déploie un modèle d’IA générative pour ses 16 000 conseillers, il ne réinvente pas la finance. Il turbocompresse l'existant. Cette nuance change tout.

L'IA comme miroir grossissant

Pensez à l'IA comme à un miroir qui amplifie sans déformer. Elle ne crée pas de connaissance magique. Elle réorganise ce qui traîne déjà dans l'océan numérique : rapports d'analystes enfouis, jurisprudence fiscale illisible, historiques de marché dispersés. Synthétiser en trois secondes ce qu'un humain mettrait trois jours à compiler, une telle réduction du temps (et donc des coûts) n’est pas sans conséquence.

Pour un conseiller submergé par la complexité réglementaire, MiFID II, RGPD, Loi Pacte et leurs cohortes de décrets, c'est une aide cognitive. McKinsey estime à 30-50% le temps gagné sur certaines tâches administratives. Retrouver une clause fiscale de 2019, comparer vingt fonds euro, croiser dix ans de données macro : les outils dédiés transforment ces corvées en banalités.

Pour l'épargnant, la promesse est tangible. Terminé, les rendez-vous dans quinze jours pour une question simple. Terminé, les approximations sur l'enveloppe fiscale optimale. L'IA apporte de la fluidité là où régnait la friction bureaucratique. Disponible 24/7, documentée, réactive.

Mais voilà. Cette fluidité a son revers. En accélérant tout, l'IA peut court-circuiter le temps de la réflexion. En répondant à tout, elle risque d'étouffer la seule question qui compte : "Est-ce vraiment ce que je veux ?"

La partition sans l'interprète

Une partition parfaite, c'est beau sur le papier. Toutes les notes sont justes, le tempo est exact, les harmonies sont mathématiquement optimales. Pourtant, une partition n'est pas de la musique. Il faut un interprète pour savoir quand accélérer, quand ralentir, quand respecter la rigueur ou prendre une liberté créative.

Le "conseiller augmenté", c'est exactement ça. L'expression est juste à condition de ne pas inverser les rôles. L'IA doit rester l'outil. L'humain, le pilote. La tentation est grande de faire l'inverse.

Une étude du National Bureau of Economic Research montre quelque chose de fascinant : l'IA élève la qualité des réponses des conseillers juniors (progrès réel) mais elle standardise tout le monde. Les médiocres peuvent s'améliorer. Les excellents peuvent perdre leur singularité. La variance s'effondre.

C'est le piège. Les modèles d'IA sont des machines probabilistes. Ils cherchent la réponse la plus consensuelle statistiquement. Pas forcément ce qui est optimal pour vous, mais ce qui est optimal en moyenne pour quelqu'un qui vous ressemble. L'IA excelle à produire du conseil-socle : diversification, horizon de placement, adéquation risque-profil. La base technique solide. Le minimum syndical d'une bonne gestion.

Mais les nuances ? La volonté de transmettre, le besoin de liquidité psychologique, le pari de conviction sur un secteur émergent, ces détails qui font la différence dans un patrimoine ? L'algorithme passe à côté.

Une boussole ne tient pas la barre

Revenons à l'échelle individuelle. L'IA, c'est le GPS ultra-perfectionné qui calcule la route optimale en fonction de la météo, des courants, de la consommation de carburant. Formidable. Mais c'est un outil de navigation, pas de gouvernance.

Le capitaine décide s'il faut vraiment prendre cette route ou contourner la tempête même si c'est plus long. Il sait que son équipage est fatigué et qu'il faut faire escale. Il peut choisir de dévier pour porter secours, même si ce n'est pas optimal sur le papier.

Pour l'épargne, c'est pareil. L'IA peut optimiser votre allocation d'actifs sur le plan technique. Mais elle ne peut pas décider à votre place de ce qui compte vraiment. Elle calcule qu'investir en bourse maximise votre espérance de gain sur vingt ans. Mais elle ne sait pas que vous dormez mal avec de la volatilité. Elle vous dit qu'il est fiscalement idiot de retirer de l'argent maintenant. Mais elle ignore que vous en avez un besoin vital pour un projet qui n'a aucun sens économique mais tout son sens existentiel.

C'est là que se situe la vraie révolution, si révolution il y a. L'IA force à clarifier les rôles.

Un accélérateur, pas un remplaçant

Alors, buzz ou révolution ? Un peu des deux, et surtout ni l'un ni l'autre.

Oui, l'IA est un progrès tangible. Elle démocratise l'accès à l'information de qualité, réduit les coûts de traitement, fluidifie l'expérience. Pour quelqu'un qui veut simplement ouvrir un PEA et comprendre les bases de la diversification, c'est un allié précieux. Elle fait tomber les barrières d'entrée.

Oui, elle élève le niveau moyen du conseil en éliminant les erreurs grossières (mauvais calculs fiscaux, incohérences de profil) et en enrichissant les conseillers juniors avec un accès instantané à l'expertise collective.

Mais elle a des limites structurelles. Elle extrapole le passé plus qu'elle n'anticipe les ruptures. Elle privilégie le consensus sur l'originalité. Elle simule l'empathie sans comprendre l'émotion. Et surtout, elle pose une question de gouvernance : qui contrôle l'algorithme ? À qui profite l'optimisation ?

Comprendre plutôt que déléguer

L'épargnant et les conseillers de demain devront maîtriser un nouvel art : poser les bonnes questions à l'IA, challenger ses réponses, distinguer l'optimisation technique (où la machine excelle) du projet de vie (où seul l'humain décide). C'est moins confortable que de tout déléguer, mais c'est infiniment plus puissant.

Le conseil humain ne va pas disparaître. Il va se recomposer. Sa valeur ne sera plus dans la restitution d'information. Elle sera dans trois dimensions irremplaçables : le jugement critique, savoir dire non à la machine ; l'intelligence émotionnelle, accompagner les moments de doute ; et la créativité patrimoniale, imaginer des solutions hors standards pour des situations complexes.

L'IA n'est ni le messie qui va démocratiser l'excellence, ni le charlatan qui va ruiner l'épargne. C'est un révélateur. Elle révèle les faiblesses de l'industrie mais aussi ses potentiels : accessibilité, efficacité. Elle révèle les fragilités de l'épargnant mais aussi ses nouvelles marges de manœuvre : autonomie cognitive, exigence accrue.

Cette lucidité fera la différence. Entre ceux qui subiront l'IA comme une fatalité et ceux qui la manieront comme un levier.

Les étudiants en face de moi, en dialoguant à trois avec l’IA plutôt qu’en acceptant tout ce qui est écrit, ont déjà au fond compris plusieurs choses : l’IA est déjà là, autant composer avec.

La question n’est pas : « L’IA va-t-elle changer l’épargne ? » Elle la change déjà.

La vraie question est : comment allons-nous l’utiliser ?