
Hormis la rime, quel est le point commun entre Michel-Edouard Leclerc et Charles d’Angleterre ? Tous deux ont un pot de Nutella personnalisé à leur prénom. L’un trône de longue date dans le bureau du patron préféré des Français, à Ivry-sur-Seine, tandis que l’autre a été offert par Giorgia Meloni à «Carlo» en souvenir de son voyage d’Etat à Rome, mi-avril. «Quand Pietro Ferrero a commencé à produire sa pâte gianduja, il n’aurait jamais imaginé qu’un jour, le Premier ministre italien offrirait un pot de Nutella au roi d’Angleterre», a d’ailleurs souligné la femme d’Etat, quelques jours plus tard, alors qu’elle remettait le prix Leonardo, récompensant des patrons transalpins, à Giovanni Ferrero, le petit-fils du fondateur de l’empire de la noisette. Conférant à la célèbre pâte à tartiner le rôle définitif de porte-étendard du Made in Italy.
Le géant qui se cache derrière le pot n’est pourtant plus si italien que ça : ses comptes sont consolidés au Luxembourg et son héritier, Giovanni Ferrero, habite en Belgique, tandis que sa fortune, estimée à 38,2 milliards d’euros par «Forbes», est gérée à Monaco… Mais tant pis : dans les 170 pays où ses gourmandises sont commercialisées, l’entreprise n’en reste pas moins associée aux noisettes du Piémont.

Dans le chocolat, Ferrero pèse presque autant que Lindt et Nestlé réunis...
Qui viendrait s’en plaindre ? Avec une croissance de 8,9%, le premier confiseur européen a publié un chiffre d’affaires de 18,4 milliards d’euros pour son exercice 2023-2024, porté par le succès de ses marques iconiques que sont Nutella, Kinder, Raffaello et Tic Tac. A ce rythme, le groupe pourrait franchir la barre symbolique des 20 milliards dès cette année… Les Gaulois figurent parmi les plus grands fans du rocher italien : Ferrero est leader de la catégorie «chocolat» en France, où il pèse plus d’un quart du marché, presque autant que Lindt et Nestlé réunis. Le groupe a même été, l’an dernier, le premier contributeur à la croissance des ventes réalisées par les supermarchés de l’Hexagone. Avec 173 millions d’euros de chiffre d’affaires additionnel, selon NielsenIQ, il a fait un bond deux fois plus important que le groupe Mars, deuxième contributeur de 2024.
Que de chemin parcouru depuis que le petit boulanger d’Alba, une ville du Piémont italien, a eu l’idée, voici quatre-vingts ans, d’ajouter de la noisette à sa pâte de chocolat, histoire d’en faire… baisser le prix. Plus encore que ce fondateur, c’est son fils Michele, aux commandes du groupe jusqu’à son décès en 2015, qui a véritablement façonné Ferrero en l’internationalisant. Mais ne comptez pas sur cette famille, réputée pour sa discrétion, pour vous détailler sa saga. Michele Ferrero n’a ainsi accordé qu’une seule interview de sa vie, à un journaliste de «La Stampa», et à condition… qu’elle soit publiée de façon posthume ! Alors que l’article est paru voilà dix ans cette année, son successeur, Giovanni, ne semble guère plus disert. Chez les Ferrero, de toute façon, ce sont les produits qui parlent, pas les hommes.
Un champion de l'innovation, avec des lancements systématiquement classés parmi les meilleurs de l'année, comme la glace Nutella
L’innovation est en effet le principal moteur d’un groupe qui, aujourd’hui encore, cherche avant tout à satisfaire «Valeria», en référence à la consommatrice type italienne, dont Michele voulait l’avis sur tout. Une recette efficace, puisque Ferrero place chaque année ses nouveautés au rang des meilleurs lancements détectés par NielsenIQ. Rien qu’en 2023, deux de ses gourmandises étaient entrées au top 10 : les gaufrettes Kinder Tronky et les glaces Kinder chocolat. En 2024, l’italien en a hissé deux autres, dont la glace Nutella qui a carrément raflé la première marche du podium, avec un chiffre d’affaires de plus de 15 millions d’euros généré en un an !

Et ce n’est pas fini, puisque les derniers mois ont vu débarquer le Nutella «vert» pour les vegan ou les bonbons Tic Tac Two, à double goût. Autant de lancements permis par la taille des équipes de R&D, composées de 2 000 personnes à travers le monde, réparties entre les centres d’Alba et de Chicago. Ces chercheurs y anticipent même les effets du réchauffement climatique. Alors qu’avec les températures élevées, les fameux œufs en chocolat Kinder pourraient fondre tous les étés, et donc décevoir les consommateurs, a été lancée il y a quelques années Kinder Joy, une crème dessert au lait et au cacao qui se déguste à la cuillère…
Empereur du praliné et roi des promotions en magasins
Mais de bons produits ne suffisent pas s’ils ne sont pas vus. Pour cela, Ferrero déploie une force de vente colossale, la première de l’agroalimentaire en nombre de personnes, avec près de 600 commerciaux en France. Ce sont eux qui peuvent installer, dans les allées centrales des magasins, les arches de Kinder et les pyramides de Ferrero Rocher, pour marquer les temps forts de Pâques, de Noël ou de la rentrée des classes. Eux encore qui multiplient habilement les rabais, une autre façon pour le groupe de se démarquer. La part des ventes réalisées sous promotion atteint en effet 24% dans le rayon du chocolat, 33% pour la pâte à tartiner et culmine à 53% pour les barres de chocolat aux céréales, de type Kinder Country. «C’est bien plus que dans d’autres catégories, et la preuve d’une forte activité commerciale des marques nationales les plus innovantes», relève Juliette Favre, experte en produits de grande consommation chez Circana.
Pour le reste, l’entreprise peut compter sur sa meilleure arme : «son goût à l’éclat de noisette, universel», selon l’ancienne responsable d’un concurrent. La saveur a aussi l’avantage d’être réconfortante en période de crise. «L’alimentation est un moyen d’accès facile au plaisir, c’est pourquoi on observe l’essor de tels aliments doudous», rappelle Xavier Terlet, spécialiste de la consommation pour le cabinet de conseil ProtéinesXTC. Même s’ils doivent les payer plus cher à cause de l’inflation du prix du cacao, les consommateurs ne renoncent donc pas à ces douceurs, surtout s’il s’agit de faire plaisir aux enfants. Dans cet univers praliné, le Nutella reste la star incontestée des chariots de courses. Il s’en vend un pot toutes les 2,5 secondes en France. La version 1 kilo se classe même sixième référence la plus vendue en grandes surfaces, toutes catégories confondues, avec 126 millions de chiffre d’affaires en 2024. Malgré les critiques des nutritionnistes, et des défenseurs de l’environnement pour son recours à l’huile de palme (lire l’encadré), la marque règne sur 66% du marché de la pâte à tartiner, dont les volumes de vente ont progressé de 27% ces cinq dernières années.
Pour répondre à cette demande soutenue, le groupe a placé son organisation industrielle en mode commando. Chaque site de production est spécialisé et standardisé. En Normandie, à Villers-Écalles, la plus grande usine Nutella du monde produit à elle seule 600 000 pots de pâte à tartiner par jour, ainsi que 2,5 millions de barres de Kinder Bueno. Lors du récent sommet Choose France, l'entreprise a annoncé 95 millions d'euros d'investissements supplémentaires en Normandie, dont 30 millions pour doper encore la production de l'usine.
Panique en 2022, avec l'alerte aux salmonelles sur les Kinder Surprise à quelques jours de Pâques...
Tout est si bien rodé que le groupe a traversé presque sans encombres sa première – et unique – crise sanitaire, en mars 2022. Quelques semaines avant Pâques, une alerte aux salmonelles est lancée sur des lots de Kinder Surprise, de Kinder Mini Eggs et de Kinder Schoko-Bons. «L’impact financier global avoisinera plusieurs dizaines de millions d’euros», avait alors averti le directeur général France, Nicolas Neykov, dans un rare exercice de contrition, effectué devant les lecteurs du «Parisien».
Mais la stratégie de transparence sur l’usine incriminée, à Arlon en Belgique, a fini par payer. Tout comme la réaction rapide de Ferrero : en redimensionnant son service clients en quelques jours, le groupe n’a laissé aucun appel sans réponse, malgré les 28 000 coups de fil reçus la première heure, et les quelque 170 000 mails parvenus. Alors que les ventes sont revenues à leur niveau d’avant-crise, l’entreprise conserve un solide crédit, qui la place en 52e position mondiale du classement du Reputation Institute, 3e de l’agroalimentaire.
Représentant de la troisième génération, Giovanni Ferrero accélère la stratégie d'acquisitions
Désormais, l’appétit du groupe ne se limite plus aux innovations maison. Depuis l’arrivée de Giovanni Ferrero aux commandes, la multinationale multiplie les acquisitions et a, par exemple, mis la main sur le belge Delacre en 2016, avant de s’emparer de Michel et Augustin en 2023. En 2018, Ferrero a même mis 2,8 milliards d’euros sur la table pour s’offrir les confiseries américaines de Nestlé, dont les bonbons croquants Nerds et les bonbons gélifiés Jelly Belly.
Récemment, la famille a aussi tenté une percée vers des produits plus sains, avec l’acquisition des barres gourmandes aux fruits d’Eat Natural. Autant de rachats qui visent à renforcer la position du groupe dans le biscuit, un marché sur lequel il pèse déjà 8%, juste derrière St Michel. Mais ce n’est pas tout : après les supermarchés, Ferrero s’attaque depuis peu au segment des cafés, hôtels et restaurants (le «CHR»), à qui il propose de servir des desserts en cobranding ou d’utiliser des grands formats adaptés à leurs usages. Pour rappeler les fameuses réceptions de l’ambassadeur et leurs pyramides de Ferrero Rocher ?
La polémique sur l'huile de palme lui colle au pot
Dans la recette du Nutella, il y a 17% d’huile de palme, un ingrédient contesté parce que sa production entraîne souvent la déforestation. Nombre d’industriels essaient donc de s’en passer. Mais pas Ferrero, qui défend sa consommation annuelle de 240 000 tonnes venues de Malaisie, d’Indonésie ou de Papouasie-Nouvelle-Guinée. L’entreprise estime en effet avoir fait les efforts nécessaires pour garantir la durabilité de ses lots, grâce à la certification et à un système de traçabilité qui s’appuient sur les audits de Bureau Veritas, ainsi que sur les satellites de surveillance d’Airbus. Autant d’engagements loués par le WWF, qui classe Ferrero deuxième groupe le plus vertueux en la matière. «Nous représentons 0,3% des achats mondiaux mais, sur ces 0,3%, on fait changer les choses», affirme ainsi un porte-parole. Le groupe espère que la réglementation sur la déforestation importée permettra de mettre un point final à la controverse.
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