
Sommaire
- Leclerc c'est aussi la première agence de voyage, le troisième libraire français...
- Fini le salariat, il facture désormais ses services à l'enseigne via sa propre société
- Un triumvirat de puissants adhérents aux manettes des centres E.Leclerc... mais tous inconnus du grand public
- Entre l'homme et les magasins, même l'intelligence artificielle s'y perd!
- Quel profil idéal entre un adhérents, un héritier familial, ou un super-influenceur?
Le 5 décembre dernier, sur la scène du Bonial Day, un événement annuel consacré au commerce, deux poids lourds de la distribution devaient croiser le fer sur l’avenir du secteur. Mais Michel-Édouard Leclerc s’était finalement fait porter pâle, à cause d’un vilain rhume. Sur le ring, le combat s’est donc transformé en one-man-show en faveur de Thierry Cotillard, le patron d’Intermarché. «Il y a cinq ans, j’étais à 6 ou 7 points de Leclerc sur les marques de distributeurs, maintenant je ne suis plus qu’un point derrière et j’espère lui passer devant», ose carrément le mousquetaire. Mais, malgré la pique, il n’y a personne pour lui répondre. Car chez Leclerc, quand Michel-Edouard prend froid, c’est toute la communication de l’enseigne qui se grippe.
Président du comité stratégique des centres E.Leclerc, le fils du fondateur s’est imposé au fil des ans comme la seule figure connue du leader français de la distribution. L’enseigne n’a d’ailleurs pas à s’en plaindre, avouons-le. En 2024, le mastodonte a frôlé les 50 milliards de chiffre d’affaires. Avec une croissance de 2,5%, la marque a continué à grignoter des parts de marché à ses concurrents, se hissant à un niveau inédit de 24,2% des ventes du secteur, soit près de deux points gagnés en deux ans. «Au moment où l’inflation est partie en flèche, on a vu l’image de Leclerc s’améliorer et ses parts de marché avec. Et même si cela s’est un peu tassé l’an dernier, Leclerc a continué à performer», applaudit Frédéric Valette, directeur commercial de Kantar Worldpanel.

Leclerc c'est aussi la première agence de voyage, le troisième libraire français...
Et s’il n’y avait que l’alimentaire… Mais en plus des 750 hypermarchés qui portent son nom, Leclerc appuie aussi son succès sur 2 900 magasins spécialisés, comme Le Manège à Bijoux, les Espaces culturels… «On doit être la première agence de voyages de France, on est le premier distributeur de jouets, le troisième libraire, et on est au moins au niveau d’Europcar et de Hertz sur la location de voitures…», relève le boss. Dans toutes ces catégories, être le moins cher reste la meilleure arme du char Leclerc. Martelé sur tous les fronts depuis la création du mouvement en 1949, ce combat a encore servi la cause à l’ère digitale pour remporter la bataille des courses en ligne, avec près de la moitié du marché du drive ! «Leclerc, c’est l’accessibilité : on a choisi d’être au même niveau de prix en proximité ou en périphérie, sur le drive ou dans l’hypermarché», insiste Michel-Edouard Leclerc.
Mais au-delà d’un positionnement qui fait mouche, l’atout maître du Mouvement, c’est son chef de clan. Celui que tout le monde a pris l’habitude de nommer «Mel», en référence à ses initiales. «Je suis persuadé qu’une part de la confiance que les consommateurs ont en Leclerc vient de Mel : c’est quelqu’un qu’on voit dans les médias depuis longtemps et qui inspire confiance, une figure emblématique», assure Frédéric Valette. Depuis très longtemps même, étant donné que cela fait quarante-cinq ans que le fils aîné d’Edouard Leclerc, le fondateur de l’enseigne, est sur le ring. Au point de compter son règne en nombre de présidents de la République qu’il a côtoyés (6) et de ministres de l’Economie (27). Mais entre gauche et droite, son discours n’a pas varié.
C’est quelqu’un de très déterminé, engagé depuis des décennies auprès des consommateurs : il ne regarde pas la consommation depuis son trône, il connaît ses produits et ses combats. Olivia Grégoire, ex-ministre déléguée chargée des Entreprises, du Tourisme et de la Consommation dans les gouvernements Borne et Attal.
Bien avant cela, à la fin des années 1970, c’est sur le dossier déjà très politique de la vente de carburants que Mel a fait ses classes. A l’époque, la vente de pétrole est encore réglementée, mais le jeune homme trouve la faille et monte la Société d’importation de produits pétroliers Leclerc (Siplec). «Mon fait d’armes», considère-t-il encore aujourd’hui. D’autres secteurs protégés suivront : le livre, les parfums, ou la parapharmacie. «On a quand même lancé le préservatif à 1 franc, avant le sida, avec des procès de l’Ordre des pharmaciens un peu partout», raconte-t-il. Avant de renvoyer l’ascenseur aux 550 adhérents qui possèdent les magasins. «Ils ont su éveiller en moi le sens de l’action. Ils m’ont porté, ils m’ont parrainé. Et ce n’est pas parce que j’étais le fils de mon père, c’est aussi parce que j’étais un agent de coordination, j’étais un développeur. J’ai développé leurs propres idées», estime-t-il.
Fini le salariat, il facture désormais ses services à l'enseigne via sa propre société
Il n’empêche, le bénéfice est incalculable pour le Mouvement. Tel un inépuisable pèlerin, l’épicier de Landerneau écume les plateaux de télévision, participe aux réunions stratégiques, ou part à la rencontre des équipes en magasins. «Vous comprenez pourquoi on a eu du mal à trouver un rendez-vous ?», glisse-t-il, après des semaines d’attente pour le voir. Longtemps salarié de l’Association des centres distributeurs E.Leclerc, il facture désormais ses services à l’entreprise via une société baptisée MEL SDC (Stratégie, développement et communication). «Pour son rôle de superconsultant, il touche entre 4 et 5 millions d’euros par an», estime la journaliste Magali Picard, qui a épluché les comptes pour les besoins de son livre «Enquête sur Michel-Edouard Leclerc» (Plon 2024). Une somme rondelette, comparée à la rémunération de ses homologues. Le rapport annuel de Carrefour révèle par exemple qu’Alexandre Bompard touche une rémunération de 3,7 millions d’euros pour ses fonctions de PDG. Interrogé, Mel écarte la question. Il préfère dire qu’il paye 280.000 euros d’impôts en moyenne par an. De toute façon, l’enseigne s’y retrouve. L’histoire raconte que, dans les années 1990, le jeune loup se serait amusé à calculer les retombées médiatiques de ses prises de parole. «Je vous fais gagner 50 millions de francs par an en investissements publicitaires !», aurait-il lancé. Soit l’équivalent de plus de 7 millions d’euros aujourd’hui…
Mais alors qu’il s’est rendu indispensable au Mouvement, le septuagénaire semble aujourd’hui vouloir plus. Ces derniers mois, il multiplie les allusions à des ambitions politiques. «On sort du prix du petit pois pour parler de l’économie française ?», demandait-il au journaliste de TF1 qui l’interrogeait début mars, ravi de s’exprimer sur les menaces douanières de Donald Trump. Alors qu’un sondage venait de révéler que près de quatre Français sur dix voteraient pour lui s’il se présentait à des élections, les journalistes lui ont alors demandé s’il envisageait sérieusement de jouer un rôle sur l’échiquier politique. «Je ne dis pas non, jamais», a-t-il répondu, avec son habituel grand sourire. Était-ce une pirouette, ou bien a-t-il vraiment prévu de prendre la tangente ? «Oui, j’ai des velléités de participer au débat politique, à le nourrir. J’ai l’envie d’en être pour pouvoir aider, pour pouvoir contribuer.» Voilà qui est dit.
Un triumvirat de puissants adhérents aux manettes des centres E.Leclerc... mais tous inconnus du grand public
Sauf que cette envie d’ailleurs de sa figure tutélaire pose un sacré souci au Mouvement. Qui pourrait le remplacer ? Qui pour lui succéder ? Certes, Mel n’est plus salarié de l’enseigne depuis presque dix ans, ni propriétaire de rien. Il n’a même jamais eu de magasin. Depuis qu’il a rendu son tablier de président de l’Association des centres distributeurs E.Leclerc (ACDLec), il n’officie plus que comme pilote du comité stratégique, censé nourrir le débat d’idées au sein de Leclerc. «Détaché de toute fonction exécutive, il ne prend pas de décisions. Il propose, influe, séduit. Son rôle s’apparente à celui d’un politique», analyse Magali Picard. D’un point de vue juridique et opérationnel, l’organisation est donc préparée à toute éventualité : ambition politique, brouille, démission, accident, ou départ en retraite.
Il n’est jamais trop tard : le 23 mai, Michel-Edouard fêtera ses 73 ans. Officiellement, la mise en place d’un bureau composé de trois coprésidents a permis de régler les questions de gouvernance du principal organe de décision du Mouvement qu’est l’ACDLec. Un triumvirat aujourd’hui composé de puissants adhérents : Pascal Baudoin (Saint-Ouen-l’Aumône), Karine Jaud (Laval) et Philippe Michaud (Le Neubourg). Proche de Michel-Edouard, ce dernier a longtemps été vu comme un des barons les plus influents du réseau. C’est d’ailleurs lui qui a été nommé pour représenter Leclerc au sein de la Fédération du commerce et de la distribution, où l’enseigne vient de faire son entrée. Une mise en lumière qui avait incité le magazine «Challenges» à dresser son portrait en disant : «Chez Leclerc, le vrai patron s’appelle Philippe Michaud.» Mais rien n’est moins sûr, au vu de ses 63 printemps. D’autant que face à ce triumvirat, un homme dispose d’une place à part, et de quelques années de moins : Steve Houliez. Dans l’organigramme, il appartient au bureau qui assiste le comité stratégique. «Steve Houliez est très important comme membre du bureau parce que c’est un des meilleurs promoteurs de la transformation numérique et c’est quelqu’un qui ne conçoit pas l’administration comme quelque chose de purement administratif : il organise le débat d’idées, la pédagogie», note Michel-Edouard Leclerc.

Mais cela empêchera-t-il une guerre de succession ? «L’histoire nous a appris que les triumvirats sont souvent inefficaces en matière de gouvernance, et attisent les luttes intestines», rappelle Jean-Marc Liduena, directeur général du cabinet de conseil Circle Strategy. Privé de garde-fous, ce conseil d’administration pourrait devenir dysfonctionnel. «C’est un vrai risque pour le groupe et l’ensemble de son lobbying», prédit le spécialiste des stratégies d’entreprise. Interrogé sur sa succession, Michel-Edouard Leclerc ne voit aucun problème. Selon lui, le fait que la marque ait été rachetée par le réseau au milieu des années 2000 – on parle d’un chèque de 120 millions d’euros à l’ordre de la famille – confirme qu’il n’est plus besoin d’aucun Leclerc pour assurer sa pérennité. «Nos banquiers sont rassurés pour l’avenir, le système fonctionne : les centres Leclerc n’ont jamais été aussi stables, la marque est protégée, elle n’est absolument pas opéable et elle ne rapporte que si on l’exploite selon un cahier des charges prédéfini», assure le boss.
Entre l'homme et les magasins, même l'intelligence artificielle s'y perd!
Ce que Michel-Edouard refuse de voir lorsqu’il répond ainsi, c’est le puissant projecteur que son seul nom donne à ses paroles. D’abord parce que, à force d’occuper la scène médiatique depuis quatre décennies, sa notoriété est considérable et difficilement égalable à court terme. Mais aussi, et surtout, parce que son patronyme renvoie immédiatement à la marque. Quel que soit le combat de société qu’il mène, les magasins Leclerc sont gagnants. La base de données de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) ne dit pas autre chose. Lorsque nous l’avons interrogée pour mesurer la présence médiatique de notre épicier star, l’outil a fait ressortir 1 559 mentions sur les chaînes d’information en continu rien qu’en 2024. Si le chiffre est monstrueux et place le pourfendeur du pouvoir d’achat loin devant n’importe quel autre patron français, une précision met en lumière un point essentiel. «Après avoir contrôlé la pertinence des résultats mentionnant Michel-Edouard Leclerc, nous avons découvert que l’un des algorithmes IA utilisé confond parfois la personne avec la marque de supermarché du même nom, entraînant ainsi une légère surestimation des résultats», prévient Camille Pettineo, rédactrice en chef adjointe et responsable éditoriale de data.ina.fr. Mais qui dit que le consommateur lambda n’assimile pas lui aussi l’homme et les magasins?

Quel profil idéal entre un adhérents, un héritier familial, ou un super-influenceur?
Dans ce cas, la solution serait-elle à chercher du côté d’un successeur familial ? «Mais pourquoi voulez-vous faire dynastie, on est une coopérative», s’agace Michel-Edouard. Deux de ses quatre enfants gravitent pourtant dans le paysage : Audrey, sa fille aînée, a pris des fonctions au siège, dans l’équipe digitale, tandis qu’Olivier serait salarié du magasin de Saint-Ouen-l’Aumône, chaperonné par Pascal Baudoin. Mais leur père, qui a trop lutté pour décoller sa désagréable étiquette de «fils de», refuse d’en parler.
Dans les dynasties, il y a des successions. Dans un mouvement coopératif, c’est celui qui prend les risques et investit qui désigne le responsable, en choisissant soit le plus compétent, soit le plus fédérateur. Là, on est justement dans une phase où la nouvelle génération va faire émerger ses pairs, promet Michel-Edouard Leclerc.
Peut-être qu’un nom est gardé dans un tiroir secret ? «Il ne peut pas y avoir de stratégie 2030 sans réflexion sur ce sujet de gouvernance, ce serait irresponsable», considère Jean-Marc Liduena. Mais même si un collectif peut faire apparaître des candidats légitimes, le padre reste le seul à pouvoir l’adouber. «C’est à celui qui se trouve dans la lumière de détecter dans l’ombre celui ou celle capable de prendre la suite : personne ne peut le faire à sa place», prévient Jean-Marc Liduena. Surtout, personne ne peut être propulsé devant les médias sans y être formé.
En cherchant bien, il y a peut-être un homme apte à reprendre le flambeau de super-influenceur Leclerc, si tant est que Mel accepte de le transmettre. Ou plus exactement un duo : Thomas Cambou, 54 ans, et Noémie Jégou, 24 ans. Salariés de l’hypermarché de Pont-l’Abbé, ils en animent les réseaux sociaux. Plusieurs de leurs vidéos ont dépassé les 10 millions de vues. Et la notoriété des deux larrons suit. Voilà quelques semaines, le duo a même invité Mel à participer à une de ses saynètes. «On a tourné pendant les heures d’ouverture du magasin, et les gens demandaient à faire des selfies avec nous, il en rigolait», se souvient Thomas Cambou. Mieux qu’une succession, un saut de génération ?
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