
Perdre de l’argent quand on en fabrique, voilà qui n’est pas banal. Et pourtant, fin 2023, ce sont pas moins de 27 millions de pièces de 10, 20 et 50 centimes que les ouvriers de la Monnaie de Paris ont dû envoyer au rebut. Cette institution plus que millénaire, située en bordure de Seine sur le quai de Conti, avait en effet omis d’attendre le feu vert des autorités européennes pour lancer la production de ces euros… La destruction des pièces – à l’effigie de Simone Veil, Joséphine Baker ou Marie Curie, mais dont les étoiles figurant les pays européens étaient trop peu lisibles – a coûté 800 000 euros à l’entreprise. Et donc aux contribuables, cette institution étant un établissement public industriel et commercial (Epic), placé sous la tutelle de Bercy. «Le PDG voulait impressionner le ministre de l’Économie de l’époque, Bruno Le Maire, en lui présentant l’ensemble des pièces déjà produites lors d’une visite chez nous. Alors que d’habitude, les ministres viennent juste pour la première frappe», se souvient un salarié.
Pour Marc Schwartz, le patron en cause, les derniers mois ont de toute façon relevé de la série noire. Courant 2024, ce sont cette fois des pièces de 7,50 euros qui ont frôlé la destruction. Pour la simple et bonne raison que la surprenante valeur faciale frappée sur ces monnaies de collection n’existait pas, d’après la réglementation en vigueur. Un décret est heureusement venu régulariser la situation a posteriori. Et, toujours l’an passé, ce sont près de 220 médailles, sur les 5 000 remises aux champions des Jeux olympiques de Paris 2024, qui ont dû être réparées. Les breloques, toutes en bronze, avaient des problèmes de vernis et présentaient des signes d’oxydation. Voilà qui fait mauvais effet pour des modèles dessinés par le prestigieux joaillier Chaumet, et dont le coût de fabrication avoisine, selon nos estimations, 1 500 euros pièce… «Il n’y a pas de défaut d’organisation, rétorque Marc Schwartz auprès de Capital. Nous avons traversé une surchauffe industrielle, ce qui a provoqué des tensions. Quand on augmente sa production de 50% en deux ans, il arrive que l’on ait un peu plus de problèmes de qualité. Tout cela a été très largement réglé depuis.»
Un modèle économique «fragile»
Reconnaissons en tout cas que le pilotage de la plus ancienne entreprise en activité en France, fondée par le roi Charles Le Chauve en 864, n’a rien d’évident. Paiements par carte bancaire, smartphone ou virement instantané : alors que les espèces dépassent à peine 40% du total des paiements en France, les commandes de pièces d’euros nationales, dont la Monnaie de Paris a le monopole de fabrication, ne cessent de refluer. Entre 2019 et 2025, l’Etat les a ainsi réduites de 646 millions à seulement 461 millions d’unités. Certes, les Jeux olympiques, grâce à la production de médailles et de souvenirs associés, ont constitué une planche de salut pour l’entreprise : elle a enregistré pour 2024 un chiffre d’affaires record de 194 millions d’euros et un résultat net positif de 6 millions d’euros. Mais les magistrats de la Cour des comptes n’en démordent pas : le modèle économique reste «fragile». Dans un rapport de 96 pages, publié début septembre, ils ont souligné qu’en dépit «de l’augmentation du chiffre d’affaires, la croissance du résultat dégagé par l’établissement public reste lente […]. La Monnaie de Paris doit au plus vite améliorer sa productivité, conditionner de nouveaux recrutements à l’augmentation de sa rentabilité et résoudre les problèmes de qualité et de dépassement des calendriers». Tout ça à la fois !

Dans cette institution où, parmi les 480 collaborateurs, travaillent encore des ouvriers d’Etat – des artisans hautement qualifiés bénéficiant d’un statut particulier au sein de la fonction publique –, il faut dire que la gestion des relations salariales n’a rien d’une partie de plaisir. C’est ainsi que le PDG a dû essuyer une grève, déclenchée juste avant les JO. Prix de la paix sociale : 1,5 million d’euros de primes versées à tous. Un geste intervenu alors même que le patron avait lâché de généreuses augmentations de salaires, en 2023 et en 2024, pour compenser les effets du pic inflationniste. Résultat : après une période de maîtrise des coûts, entre 2019 et 2022, les charges de personnel sont reparties à la hausse. Et si encore les machines tournaient à plein régime… Mais, comme le souligne le rapport de la Cour des comptes, «les temps de travail ne sont pas pleinement respectés dans les ateliers». Pour ne rien arranger, la direction a tardé à lever les mesures sanitaires mises en place durant la pandémie, qui ont contribué, selon les magistrats, «à réduire la productivité». Ces précautions n’ont en effet été levées que début 2025… une fois que la Cour des comptes a lancé son contrôle.
Mais la gestion des ressources humaines n’est pas la seule préoccupation des Sages. Les magistrats s’inquiètent aussi des capacités financières de l’institution, alors que se profile un «important programme de travaux pour rénover l’hôtel de la Monnaie», où sont logés les ateliers produisant des pièces de collection et des médailles – comme la Légion d’honneur. Chiffré à 50 millions d’euros, ce chantier à deux pas de la Seine et du pont Neuf tombe d’autant plus mal que l’usine où sont produites les pièces courantes métalliques, ouverte en 1973 à Pessac (Gironde), est dans un état dégradé. Coût des travaux, essentiellement de toiture et d’étanchéité, selon la Cour des comptes : 12 millions d’euros supplémentaires. Autant de dépenses qui n’effraient pas pour autant le PDG. «Nous allons poser une bâche publicitaire sur la façade de l’hôtel de la Monnaie durant le ravalement, qui devrait nous rapporter au moins une douzaine de millions d’euros, ce qui signifie que ces travaux sont autofinancés. Nous provisionnons aussi depuis des années pour financer des travaux à Paris et Pessac.»
Monnaies étrangères, pièces de collection et "bullion" d'or...
Mieux vaudra cependant que le PDG, ancienne plume chargée du programme culturel d’Emmanuel Macron, réussisse son plan de transformation, qui entend diversifier les sources de revenus de l’institution. «Si l’on prend comme année de référence 2020, nous avons augmenté notre chiffre d’affaires de presque 70%. Je ne sais pas s’il y a beaucoup d’entreprises françaises qui ont eu une telle croissance. Et contrairement à ce que l’on peut penser, l’argent liquide continue d’être très utilisé, en France comme à l’étranger», se défend Marc Schwartz.
L’énarque tente ainsi de placer son établissement sur des appels d’offres internationaux pour produire les monnaies de banques centrales étrangères. L’activité est passée de 19 millions d’euros de revenus en 2017 à 41 millions en 2024. «Avec plus de 50 millions d’euros de chiffre d’affaires cette année, c’est un doublement en cinq ans, et cela va continuer car nous gagnons des appels d’offres importants. Nous ne citons pas nos clients, mais nous prospectons en Amérique latine, en Afrique, au Moyen-Orient et même en Europe du Nord !» indique Marc Schwartz, qui entend notamment séduire les pays clients de la Monnaie de Finlande, qui vient de déposer le bilan.
Autre diversification : les monnaies de collection, qui ont pesé 82 millions d’euros en 2024, soit 42% du chiffre d’affaires. L’institution met ses graveurs à rude épreuve pour imaginer des pièces à l’effigie d’Astérix et Obélix, des super-héros de DC Comics ou encore de Snoopy, le dernier arrivé dans le catalogue. «Nous sommes passés de 12 thèmes par an à plus de 30», indique un graveur, dont les ateliers, au deuxième étage de l’hôtel de la Monnaie, débordent d’esquisses et de modelages.
Dans ces locaux, juste devant nous, figure d’ailleurs une grande armoire blindée qui protège la dernière innovation de l’entreprise. Pour célébrer la réouverture de Notre-Dame de Paris l’année dernière, la Monnaie de Paris a en effet obtenu l’autorisation de frapper 24 exemplaires d’une œuvre d’art tout en or, pesant un kilo, dans laquelle est incrustée une pièce. Pour cette référence, la plus chère jamais produite au sein des collections, il faudra débourser 150 000 euros, soit 50% plus cher que le cours d’un kilo de métal jaune. Et cette fois, promis, sans aucun défaut.
ZOOM
Qui veut gagner des bullions?
Alors que l’once de métal jaune a pour la première fois franchi, début octobre, le seuil des 4000 dollars, voilà qui était tentant : dès début 2026, la Monnaie de Paris proposera aux épargnants d’acquérir par son intermédiaire, des Bullion, c’est-à-dire des pièces facturées à leur masse d’or réelle, et dont le poids avoisine l’once, ou ses dérivés (soit 28 grammes environ dans le cas de l’once, 14 grammes pour une demi-once, etc.). « A l’image du Krugerrand (pièce sud-africaine qui pèse presque une once, NDLR), notre Bullion aura une cote internationale grâce à son poids », indique Marc Schwartz, le PDG.
Mais comme il n’est jamais évident de stocker en sécurité du métal jaune chez soi, la Monnaie de Paris permettra aussi de garder ces Bullion dans ses propres livres. « Pour ce Bullion dématérialisé, nous garantirons son stockage », poursuit Marc Schwartz. Des frais de garde seront prélevés, et une livraison physique restera possible. La Monnaie s’engage en effet à frapper ces monnaies dès la demande formulée par leur propriétaire. Pour ces bullions en version numérique, l’institution du quai de Conti offrira aussi une garantie de rachat, au prix de marché. Un partenaire financier a d’ores et déjà été choisi pour l’accompagner dans ce projet.
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