
L’ambiance est survoltée. Sous les yeux d’une foule compacte et bruyante, ils sont plus de 2 200 athlètes, triés sur le volet, à trépigner d'impatience dans les rues de Chamonix (Haute-Savoie), ce 30 août 2024. Surentraînés, équipés de la tête au pied avec du matériel dernier cri à plusieurs centaines d’euros, ces sportifs de l’extrême s'apprêtent à partir à l'assaut de la plus grande course de trail au monde, l’Ultra-Trail du Mont Blanc (UTMB). Au programme, 170 kilomètres de sentiers à avaler autour du Mont Blanc, trois pays traversés et 10 000 mètres de dénivelé positif.
Les stars mondiales de la discipline, athlètes professionnels rémunérés par les grandes marques d’articles de sport en plein air, côtoient les sportifs amateurs, qui ont déboursé 439 euros de droits d'inscription pour participer à la course de leur vie. Plus de 100 000 spectateurs sont attendus sur les sentiers français, suisses et italiens pour suivre les exploits de ces traileurs accomplis. La course est même retransmise en continu sur une chaîne en clair de la TNT.
Qui aurait pu imaginer un tel succès pour une course en montagne il y a quelques années ? Discipline encore confidentielle dans les années 2010, le trail running a vu sa popularité exploser ces 10 dernières années. Ce nouveau sport à la mode, qui a déjà séduit plus d’un million de pratiquants en France, compte 4 200 courses organisées chaque année, soit plus que le nombre d'épreuves sur route ! «Le nombre d’athlètes licenciés qui déclarent pratiquer le trail comme activité principale a doublé depuis 2022, explique Adrien Tarenne, chargé des sujets running et trail à la Fédération française d’athlétisme. Le marché français du trail s’est développé de manière exponentielle par rapport aux autres pays européens.»
600 euros de dépenses par an en moyenne
La discipline a notamment bénéficié de la crise sanitaire, où les confinements successifs ont renforcé l'attractivité de la course en pleine nature. «Le trail était principalement un sport de compétition dans les années 2010, abonde Alex Pittet, organisateur diplôme trail running université Grenoble Alpes. Depuis la crise sanitaire, c’est devenu un loisir.»
Forcément, un tel phénomène ne pouvait pas laisser indifférents les acteurs de l’industrie du sport en plein air. D'autant plus que le trail est pratiqué en majorité par des CSP+, qui sont prêts à investir des milliers d’euros pour assouvir leur nouvelle passion. «Le panier moyen d’un traileur est deux fois plus élevé que celui d’un coureur sur route», explique Yannick Morat, président d’Ekosport, enseigne numéro 1 de vente d’équipements de sports en plein air en ligne.
Et le moins que l’on puisse dire, c’est que la plupart des traileurs n’hésitent pas à faire chauffer la carte bleue pour s’équiper ! Ils dépensent en effet en moyenne près de 600 euros par an dans le matériel, selon une étude menée par la région Rhône-Alpes. Malgré des prix élevés, comptez par exemple 112 euros en moyenne pour des chaussures de trail, 108 euros pour une paire de bâtons en carbone, 72 euros pour un sac de course, ou encore 345 euros pour une montre GPS, les volumes de ventes d’articles de trail n’en finissent plus de flamber. «Le marché du matériel de trail n’est pas encore mature et reste en pleine expansion», poursuit Yannick Morat. Pour preuve, chez Ekosport, les ventes de textiles ont progressé de 67% sur les 12 derniers mois, les montres GPS de 58% et les bâtons de 37% !
Le succès de la course en pleine nature profite forcément aux deux mastodontes qui dominent le marché des équipements de trail dans l’Hexagone. A savoir le Français Salomon, dont le chiffre d'affaires annuel s’élève à environ 100 millions d’euros en France, et la marque américaine Hoka qui vit une ascension fulgurante depuis sa création en 2009 à Annecy. Les deux enseignes, spécialisées dans le vente de chaussures, équipements et produits textiles, n’ont pas hésité à créer chacune leur propre équipe professionnelle de traileurs à coups de centaines de milliers d’euros, afin d’attirer les meilleurs athlètes dans leur écurie.
C’est notamment le cas de Mathieu Blanchard, star du trail français et dernier vainqueur de la Diagonale des fous, une des courses les plus difficiles au monde. 440 000 abonnés instagram au compteur, le Français a signé un contrat annuel à 5 chiffres chez Salomon, qui l’a engagé en 2022 dans son équipe professionnelle. L’assurance pour la marque française de s'offrir une visibilité maximale sur les plus grandes courses de la planète, dans le but de gagner des parts de marché dans un secteur devenu ultra-concurrentiel. Hoka n’est pas en reste puisqu’il compte dans ses rangs la star américaine Jim Walmsley, vainqueur de l’UTMB 2023. Des partenaires qui permettent à la discipline de se professionnaliser et aux meilleurs traileurs de la planète de vivre confortablement de leur passion.
25 000 demandes d'inscription à l’UTMB
Outre les équipementiers sportifs, les autres grands gagnants de l’insolente popularité du trail sont bien évidemment les organisateurs de courses, qui voient le nombre de demandes de dossards exploser. Les plus grandes épreuves sur le sol français sont “sold out” en seulement quelques minutes, malgré des droits d'inscription toujours plus élevés. Evidemment, la course la plus prestigieuse au monde, l’UTMB, ne fait pas exception et attire plus que jamais les foules.
Malgré des critères de qualification très sélectifs, où seuls les sportifs le plus aguerris ont une chance de décrocher un dossard, l’UTMB a en effet reçu plus de 25 000 demandes de pré-inscriptions en 2023 sur ses différentes courses. Trois fois plus que le nombre de places disponibles. «On a durci les conditions d’accès à nos courses ces dernières années avec un système de points à gagner tout au long de la saison sur différentes épreuves du circuit, afin de limiter la demande, explique Florian Lamblin, directeur exécutif d'UTMB International. Sans ce mécanisme, on aurait jusqu’à un million de postulants, comme c’était le cas en 2019.»
Cet engouement toujours plus délirant autour de l’UTMB, qui se déroule chaque année à la fin du mois d'août, profite évidemment à la ville de Chamonix, qui a bénéficié en 2024 de 24 millions d’euros de retombées économiques directes liées à l'organisation de l'événement. Les coureurs et leur entourage envahissent notamment les hôtels de la ville avec 55 000 nuités comptabilisées la semaine de la course et un taux de remplissage de 95%. D’autres retombées économiques plus difficiles à mesurer profitent également au territoire, comme les montants investis par les partenaires autour de l'évènement.
L’UTMB group, une PME qui ne connaît pas la crise
Autre nouveauté, la course attire désormais l’attention des médias grand public, avec 4 000 articles de presse générés autour de l’édition de l’UTMB 2024 et 4 millions de téléspectateurs cumulés qui ont suivis les 3 finales UTMB World Series en direct sur la chaîne l’Equipe. Les sponsors, comme Hoka ou Dacia, se bousculent également pour participer à la fête, et ont sorti le chéquier pour accoler leur nom à l'événement.
Si le succès de la course chamoniarde ne se dément pas, l'entreprise chargée de l’organisation de l'évènement, l’UTMB Group, est elle aussi en pleine croissance. Créée en 2003 par un couple d’anciens disquaires passionnés de course à pied, Catherine et Michel Poletti, la PME comptait une dizaine de collaborateurs avant la crise sanitaire. Depuis, la croissance s’est accélérée, et l’entreprise basée entre Chamonix et Annecy compte désormais 90 collaborateurs, dont une cinquantaine basée en France. Le chiffre d'affaires annuel d’UTMB Group atteignait ainsi 11 millions d’euros en 2022, dont près de la moitié issue des inscriptions sur les différentes courses.
En plus de l’épreuve phare de Chamonix, l’UTMB Group organise en 2025 une cinquantaine de courses de trail aux quatre coins du globe, qui forment un circuit fermé, baptisé UTMB World Series. Un concept qui permet au groupe d’attirer les traileurs du monde entier sur ses événements, puisque ses courses situées en Australie, en Argentine ou aux Etats-Unis sont qualificatives pour la grande finale de Chamonix. «Notre ambition est de continuer de nous développer dans des marchés en développement, où la demande est forte, comme au Japon ou en Chine», annonce Florian Lamblin, directeur exécutif international de l'UTMB Group.
Une croissance annuelle à deux chiffres
Si le marché du trail croît d’environ 15% par an selon les spécialistes du secteur, les acteurs de la course en pleine nature doivent encore relever quelques défis pour que leur sport continue de grandir. Le premier d’entre eux sera de tenter de séduire un plus large public, puisque le trail est majoritairement pratiqué par des hommes de plus de 35 ans. Sur l’UTMB 2024, les femmes ne représentaient en effet que 30% des inscrits, même si la tendance est la hausse sur les dernières années. Autre difficulté, les sentiers en montagne n’étant pas extensibles, le nombre de courses pourra difficilement continuer de progresser dans les prochaines années. «La pratique du trail ne se résume pas à prendre un dossard, ce sport va continuer à grandir grâce à la course loisir, hors compétition», souligne Florian Lamblin.
Seule ombre au tableau, à force de grandir, le business du trail commence à s’attirer les foudres de certaines stars de la discipline. Elles sont en effet de plus en plus nombreuses à critiquer les conséquences environnementales des grandes compétitions depuis leur virage grand public. C’est notamment le cas de l'anglais Andy Symonds, 24e de l’UTMB 2024, qui a offert un enjoliveur aux organisateurs de la course, avec l'inscription : “Sortons le Greenwashing du trail running”. Une référence explicite au partenariat entre le groupe UTMB et le constructeur automobile Dacia. La légende vivante du trail Kilian Jornet, quadruple vainqueur de l’épreuve, a quant à lui envoyé en 2024 un mail aux meilleurs traileurs de la planète afin de leur demander de boycotter l’UTMB.
L'athlète espagnol, grand défenseur de la cause écologique, estime que le monde du trail «doit faire mieux» pour protéger l'environnement. «Nous n’avons pas attendu les critiques pour agir, réfute Isabelle Viseux-Poletti, directrice de la course. Nous sommes précurseurs dans la mise en place de mesures pour améliorer la gestion des déchets sur nos courses, nous avons notamment interdit le plastique sur nos événements. Nous avons aussi investi 500 000 euros dans les transports en commun afin que les coureurs et leurs accompagnants se déplacent en bus pour limiter les émissions de CO2.» Les organisateurs de l’UTMB ont également noué un partenariat avec l'entreprise de transport ferroviaire TGV Lyria afin d'inciter les coureurs à venir à Chamonix en train. Suffisant pour redonner le sourire à Kilian Jornet ? Possible, puisque l’Espagnol a déjà annoncé son souhait de participer à l'UTMB 2025.



















