
La tête dans les étoiles, et les mains dans les câbles. Chez Airbus Defence & Space, au milieu de halls immaculés, les ingénieurs fabriquent des yeux pour l’Europe. C’est-à-dire des satellites d’observation de la Terre, qui améliorent les prévisions météo et surveillent les catastrophes naturelles. Ou des appareils orbitaux pour Galileo, le GPS européen compatible avec nos téléphones portables. Pour des millions de foyers, pas de télévision non plus sans satellites de télécommunications, une autre spécialité des techniciens de cette filiale du groupe aéronautique. Avec ses instruments postés dans l’espace, l’entreprise prête même main forte à l’Armée française.
«Si les satellites tombent, le monde s’arrête. Les gens font ce métier par passion», résume Benoît Thiébault, secrétaire général de la CGT chez Airbus Defence & Space à Toulouse. Pourtant, le ciel s’est plutôt assombri chez le plus gros acteur européen du spatial, qui a dû engager une sévère cure d’austérité. Depuis fin 2024 et jusqu'à mi-2026, Airbus Defence & Space cherche en effet plus de 2000 volontaires au départ, soit près de 5% de la masse salariale. Dont 491, précisément, en France, sur ses sites de Toulouse et d'Elancourt.
Airbus plombé par les mauvais résultats de ses activités spatiales en 2024
D’ores et déjà, le géant de l’aérien a réduit de 12% les dépenses de R&D de sa filiale, au premier semestre. Et les déplacements entre les différents sites ont été revus à la baisse, tout comme les budget d’achat. «Il y a des économies de bouts de chandelle. Un collègue s’est vu refuser la commande d’une pince coupante», relate Benoît Thiébault. C’est la conséquence d’une calamiteuse année 2024, qui a connu un résultat d’exploitation négatif, à hauteur de 566 millions d’euros. Le groupe ne distingue pas le militaire du spatial dans ses comptes, mais il ne fait aucun doute que ses chantiers de satellites ont plombé les performances. Entre 2023 et 2024, Airbus a ainsi inscrit 1,9 milliard d’euros de provisions à cause de ses programmes spatiaux. Certes, l’activité a donné de timides signes de rebond au premier semestre, avec un résultat d’exploitation redevenu positif, à hauteur de 265 millions d’euros… Mais la sortie d’orbite est sévère.
Il faut dire que même s’ils nous survolent à 36 000 kilomètres de la Terre, les fameux satellites géostationnaires ne sont plus vraiment à la pointe de la mode… En dix ans, la demande pour ces coûteux appareils (comptez plusieurs centaines de millions d’euros l’unité) a même été divisée par deux. «Le marché juteux de la télédiffusion par satellite est en baisse à cause des plateformes de streaming», rappelle Pierre Lionnet, directeur de recherche chez ASD-Eurospace, l’association de défense des industriels du secteur. Plein d’espoir, les fabricants comme Airbus misaient logiquement sur un marché susceptible de profiter de cette bascule : la fourniture d’Internet à haut débit depuis l’orbite géostationnaire. «Cela devait être un nouvel eldorado», retrace Pierre Lionnet.
Starlink : la constellation d'Elon Musk bouscule Airbus et les autres acteurs européens
Mais c’était sans compter les petits satellites produits en série par Starlink, l’opérateur bâti par Elon Musk, au temps de latence imbattable pour ce type de service. Orbitant à environ 550 kilomètres d’altitude, ils ont surtout pour avantage, en raisonnant au coût par kilo, d’être 50 fois moins chers à déployer qu’un satellite géostationnaire. Si bien qu’en un peu plus de cinq ans, Elon Musk en a déployé plus de 9700 dans l'espace, selon les données de l'astrophysicien Jonathan McDowell. Et ce, grâce aux lanceurs réutilisables de son autre société, SpaceX.
Certes, Airbus ne s’est pas contenté de regarder les fusées passer, et a voulu lui aussi occuper le créneau. L’entreprise fabrique ainsi les appareils de OneWeb, la constellation concurrente opérée par Eutelsat. Reste qu’avec 7 millions d’abonnés à travers le monde et une maîtrise totale du service, de la production des satellites à sa commercialisation, «Starlink a réussi à prendre le gros du marché», observe Pierre Lionnet. Et pas sûr qu’Iris2, le projet de constellation souveraine européenne attendue pour 2030 sorte vraiment la filiale d’affaires, même si elle pourrait décrocher des contrats dans ce cadre. Car le Vieux Continent peine à s’unir. Dans un rapport d’information sur la filière française des satellites, les députés Arnaud Saint-Martin (LFI) et Corinne Vignon (EPR) relèvent ainsi «des menaces de désengagement de la part des partenaires, d’abord de l’Italie, puis de l’Allemagne».
Projet Bromo : vers une alliance entre Airbus, Thales et Leonard dans le spatial ?
Jouer en équipe, cela reste le plan principal d’Airbus pour sortir de la crise. Car si le groupe a autant souffert en 2024, c’est surtout à cause d’une compétition féroce avec Thales Alenia Space, coentreprise du français Thales et de l’italien Leonardo. Guerre des prix, promesses de délais non tenues… «Pour gagner des contrats, les deux constructeurs étaient prêts à prendre un maximum de risques», déplore Thierry Préfol, délégué syndical central de la CFE-CGC chez Airbus Defence & Space. Au point que le concurrent a lui aussi lancé un plan de suppression de postes, sur 1300 emplois.
Pour sortir de cette guerre fratricide, Airbus, Thales et Leonardo ont donc ramené sur la table un serpent de mer : opérer une alliance à trois, pour former un champion européen du spatial. Le projet, baptisé Bromo, permettrait de se partager les investissements et d’être plus robuste face aux Etats-Unis et à la Chine. Un accord initial pourrait être conclu dans les semaines à venir, selon des sources proches du dossier, citées par l'agence Reuters.
Il y a tout de même le risque qu’un tel rapprochement recrée un problème de concurrence intra-européenne, cette fois avec l'allemand OHB. À cause des règles européennes sur la concurrence, le projet Bromo «renforcerait forcément OHB, qui pourrait aspirer davantage de marchés publics», signale Arnaud Saint-Martin. Et il faudra que le projet obtienne le feu vert des autorités européennes, une hypothèse incertaine. Dans le meilleur des cas, le mariage n’aura vraisemblablement pas lieu avant 2027, selon la direction d'Airbus.
Les coupes budgétaires à la Nasa menace les partenariats avec l'Europe
Airbus va aussi devoir, comme les autres industriels européens, composer avec l’imprévisible Donald Trump. En voulant sabrer le budget de la Nasa, son administration pourrait en effet menacer des partenariats signés avec l’Europe dans l’exploration spatiale. Par exemple, le vaisseau Orion, censé transporter des astronautes vers la Lune et auquel contribue Airbus, pourrait être abandonné plus tôt que prévu. Un dur rappel que l’Europe va devoir tracer sa propre voie vers l’espace. «Le déclassement (de l’Europe et de la France) est en cours quand on voit les investissements américains», alertait en juin Guillaume Faury, patron d’Airbus, au Paris Air Forum. Fin octobre, la France doit présenter une stratégie spatiale nationale avant que les membres de l’Agence spatiale européenne (ESA) ne définissent leur budget, en novembre. «Très probablement, on va voir les engagements des pays augmenter fortement», anticipe Guillaume Faury. Serait-ce demander la Lune ?
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