
La Vache qui rit, Babybel, Kiri mais aussi les gourdes Pom’Potes : les marques exploitées par Bel ont nourri des générations d'enfants. Elles sont aussi en pleine forme, avec un chiffre d'affaires cumulé de 3,74 milliards d’euros en 2024, en progression de 3,4%. Dans les produits fromagers, toutes les principales zones où cette multinationale est présente ont affiché des gains de parts de marché. A 160 ans, ce groupe fromager, devenu entreprise à mission, est donc en passe de réussir son pari d'accompagner la transition alimentaire, en s'appuyant sur une gamme laitière et une autre gamme végétale. Pour continuer dans cette voie, Bel veut désormais s'aider de l’intelligence artificielle, afin de créer des alternatives aux produits laitiers, sans perte de goût ni de plaisir.
Capital : Alors que Bel fête les 104 ans de la Vache qui rit, la croissance est-elle toujours au rendez-vous ?
Cécile Béliot : Les derniers chiffres montrent que notre groupe est toujours autant investi pour le futur : au premier semestre 2024, notre croissance en volume avait atteint 3,1% sur un an. C’est mieux que des géants agroalimentaires comme Nestlé ou Mondelez. Après deux ans passés à restaurer nos marges, malmenées par l’inflation, on voulait faire repartir nos volumes. Pour les portions fromagères, plus de 80% des pays affichent des gains de parts de marché. La France est même le premier contributeur à la croissance de cette catégorie, avec une hausse deux fois supérieure à celle du marché.
Comment expliquer ce rebond ?
Il y a eu des investissements derrière les marques, notamment pour La Vache qui rit, qui connaît une croissance à deux chiffres. En 2024, elle a fait son grand retour sur le Tour de France, après avoir été l’un des premiers partenaires historiques de l’épreuve. Cela montre aussi à quel point nos marques sont populaires et inclusives. En France, on les trouve dans un frigo sur deux.
Comment faites-vous pour décliner votre offre à l’international ?
Dans l’univers de l’alimentation, peu de marques sont aussi globales que les nôtres. Reprenons l’exemple de La Vache qui rit, présente dans 120 pays. Au Maroc, où elle s’utilise sur un petit pain, comme du beurre, c’est la base du petit déjeuner. La recette est donc plus laitière et enrichie en fonction des déficiences nutritionnelles locales. Tandis qu’en France, où on la consomme comme un fromage, la recette est plus fromagère, avec moins de sel. Aux États-Unis, en revanche, La Vache qui rit constitue plutôt un snack. Ses ventes ont explosé grâce à un régime protéiné, le South Beach Diet, mis au point par un cardiologue. Et c’est la recette light qui s’impose, avec 45 kilocalories par portion.
«En France, on trouve nos marques dans un frigo sur deux»
L’appétit pour une alimentation plus saine vous profite-t-il ?
Le marché du snacking sain, sur lequel nous sommes d’ores et déjà positionnés, va exploser. Tout le monde a besoin de praticité, de solutions à emporter partout. On recherche tous des produits simples et bons pour la santé. Quand on regarde notre portefeuille de marques, ce ne sont que des portions. Babybel ou Pom’Potes, ça se glisse dans un sac. On vend ce qu’on appelle des portions de bien-manger. Kiri, par exemple, c’est quatre ingrédients seulement : de la crème, du lait, du sel, et des ferments.
La portion reste donc plus que jamais votre marque de fabrique ?
Ce n’est pas un hasard si le groupe est né dans le Jura, où il y a des prairies et des vaches, mais aussi de la micromécanique, du fait de la proximité avec la Suisse. Or le «portionnage», c’est de la micromécanique. Aujourd’hui, Bel est le seul au monde à savoir produire des Apéricube, de petits cubes de fromage fondu, à une vitesse de 12 cubes à la seconde ! C’est comme de l’origami. Prenez aussi Pom’Potes : le produit paraît simple, mais la rapidité avec laquelle nous fabriquons les gourdes nous donne un avantage compétitif extrêmement fort.
Cette technicité vous protège-t-elle des marques de distributeurs (MDD) ?
Les MDD ne nous concurrencent que sur les portions triangulaires de La Vache qui rit ou carrées de Kiri. Pour les autres portions, il n’y a pas d’équivalent. En fait, le différentiel de coût de la MDD ne vaut pas la différence d’expérience. On ne vend pas juste du fromage. Avec des enfants, je vous fais le pari que si vous enlevez la cire du Babybel à leur place, ils vous renverront le fromage et diront «non, je veux l’ouvrir». J’aime bien dire que chez Bel, on met du «ET». On fait du sain ET du ludique, alors que souvent, vous avez du sain, mais pas amusant.
Le consommateur doit-il toutefois s’attendre à de nouvelles hausses de prix ?
Pour nous, l’inflation continue sur les matières premières. La crème n’a jamais été aussi chère. Quant au prix du beurre, il atteint des niveaux record. La fièvre catarrhale, ou maladie de la langue bleue, entraîne une baisse de la production de lait au niveau européen. Cela crée évidemment de la tension sur les marchés. Chacun doit faire des efforts à chaque maillon de la chaîne ; nous, nous en faisons sur la productivité dans nos usines. Au-delà du prix, l’enjeu est la valeur que nous accordons à notre alimentation.
Une hausse des prix profiterait-elle à vos fournisseurs, les éleveurs laitiers ?
Pour la huitième année consécutive, nous venons de signer un accord tarifaire avec les 700 membres de l’Association des producteurs de lait Bel Ouest (APBO). Il leur garantit un prix à l’année, sur 100% des volumes, quoi qu’il arrive. Nous sommes les seuls à le faire. Cet accord ne se base pas sur les prix du marché, mais sur les coûts de production, auxquels on rajoute 2,3 Smic, parce qu’il faut que l’éleveur et la personne qui travaille avec lui se paient. Cette année, cet accord innove avec de nouvelles primes à la transition agroécologique. Huit pratiques ont été identifiées, au choix : cultiver du lin pour que la vache ainsi nourrie émette moins de méthane, planter des haies, ou encore couvrir les sols…
Au final, quel prix peuvent espérer vos producteurs ?
Les plus avancés en matière de transition toucheront jusqu’à 500 euros pour 1 000 litres de lait. Et le tarif de base moyen pour 2025 s’établit à 485 euros, contre 456 euros l’an passé. Soit plus de 6% de hausse. Ce prix détermine le bien-être de ceux et celles qui nous nourrissent, dans un modèle alimentaire qui a reposé, à un moment, sur la paupérisation de la main-d’œuvre. Sauf que nous, si nous n’avons pas un éleveur en début de chaîne, nous ne savons pas comment nourrir les gens. Notre responsabilité, inscrite dans notre statut d’entreprise à mission, est de démontrer qu’un autre modèle est possible, en tenant compte de la performance financière mais aussi extra-financière. On fait les deux : on gagne des parts de marché, tout en étant parmi les meilleurs pour la durabilité. Et si nous y arrivons, les autres aussi peuvent y arriver.
Êtes-vous proche de votre objectif de réaliser 50% d’activité hors des produits laitiers ?
De 15% il y a cinq ans, nous sommes passés à 25% du portefeuille. À notre jambe laitière, on a ajouté une jambe non laitière qui inclut le fruit (avec le rachat du groupe Mont Blanc-Materne en 2016, NDLR) et les alternatives végétales. Si nous n’avons pas d’horizon particulier pour atteindre les 50%, cela va vite. Prenez Pom’Potes : en volume, c’est 9% de croissance en un an en France. La marque s’est bien installée aux États-Unis, où elle s’appelle GoGo squeeZ. Au Royaume-Uni, où elle a été lancée en 2024, la hausse est de 40%. Notre diversification est aussi géographique. En cinq ans, le chiffre d’affaires a été multiplié par cinq en Chine et par deux aux États-Unis, devenus notre premier marché.
«L'IA va nous aider à produire des aliments de meilleure qualité»
Qu’attendre de l’intelligence artificielle (IA) que vous allez utiliser pour élaborer vos nouvelles recettes ?
Elle va nous aider à répondre aux enjeux de l’alimentation de demain, et donc à produire des aliments de meilleure qualité nutritionnelle, tout en faisant en sorte que manger reste un plaisir. Parce que personne ne changera de modèle alimentaire s’il n’y a pas de gourmandise en parallèle. L’IA permet aussi d’accélérer. Aujourd’hui, pour innover, on réunit des ingénieurs agroalimentaires expérimentés, et de façon assez empirique, ils font des mélanges et testent. C’est long. Avec l’IA, on peut combiner des ingrédients auxquels on n’aurait pas forcément pensé, puis les tester en simulation. Notre partenaire Climax Foods, une société de biotechnologie spécialisée dans le végétal, détient une base de données de 10 000 protéines, de quoi réinventer les fromages. Autre exemple : avec Dassault Systèmes, nous allons travailler sur un jumeau numérique de nos produits. Et évaluer de façon virtuelle leur évolution, sur toute leur durée de vie. Cette étape de validation, une des plus longues du métier, sera plus rapide.
Tous vos produits n’affichent pas le Nutri-Score. Pourquoi ?
Avec le Nutri-Score, nous sommes alignés sur le fait qu’il faut aider les consommateurs à bien manger. Mais cet outil, calculé sur une dose de 100 grammes de produit, n’est pas toujours adapté. S’il l’est pour nos gourdes Pom’Potes qui pèsent 90 grammes, ce n’est pas le cas pour un Babybel (20 grammes), ni une portion de Vache qui rit (18 grammes). Je vous garantis qu’il n’y a pas un enfant qui mange cinq Babybel à la suite, ça n’existe pas ! Par ailleurs, quand on ne tient pas compte du fait que ces fromages contiennent de la protéine et du calcium, et que du coup 100% de la catégorie bascule en D, on peut se poser des questions. Les frites surgelées, elles, arborent un A. Or, on ne cuisine pas des frites à l’eau ! Le problème, c’est que le Nutri-Score n’intègre pas la façon dont on consomme les produits.
Votre arrivée à la tête du groupe a-t-elle changé la place de la femme chez Bel ?
On a fait des progrès : en l’espace de deux ans, la proportion de femmes occupant une fonction exécutive est passée de 29 à 32%. Mais la question est surtout de s’assurer que chacun ait des chances équivalentes. Nous avons donc décidé d’une règle simple, mais pas facile à tenir : celle du 2 et 2. Pour chaque poste qui se libère, notamment les postes exécutifs, on impose d’établir une shortlist de candidats dont la moitié doit représenter une forme de diversité. Cela peut être une diversité de genre, mais aussi une diversité sociale ou culturelle. Ou correspondre à un collaborateur qui a bien évolué dans l’entreprise, mais qui n’est pas issu d’une grande école. On considère désormais que s’il n’y a pas de diversité dans la shortlist, c’est que le process de recrutement n’a pas été mené jusqu’au bout. L’idée n’est pas d’imposer quelqu’un, mais d’élargir la recherche en interne et en externe, quitte à mettre trois mois de plus. C’est positif : plus il y a de talents, plus on a de chance de choisir le meilleur.
La rencontre qui a changé le cours de votre carrière ?
Celle avec Antoine Fievet, cinq ans avant mon arrivée chez Bel, alors qu'il était PDG du groupe. On a discuté mais j'ai décidé de ne pas quitter Danone, mon employeur. D'autres grands patrons auraient été vexés, mais pas lui. Il m'a dit : «Je comprends que vous restiez fidèle, Danone est une belle maison». On a continué à se voir, une à deux fois par an, pour parler business et enjeux de l'alimentation. Et je me disais que nous étions alignés sur des valeurs communes. C'est pour cela qu'en 2018 je l'ai rejoint comme directrice générale adjointe. Il savait déjà qu'il allait dissocier la gouvernance pour prendre la présidence mais il ne m'a rien dit. Cela m'a évité toute pression. Alors que j'aurais pu en avoir, dans une entreprise familiale, avec un PDG de la cinquième génération !
Cécile Béliot en quelques dates
1974 : Naissance à Rueil-Malmaison
2000 : Entre chez Danone, en charge des biscuits Prince
2014 : DG de Danone Eaux France et Benelux
2018 : Rejoint le groupe Bel en tant que directrice générale adjointe en charge de la stratégie, des marchés et de la croissance
2022 : Directrice générale du groupe Bel
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