
Après avoir passé 25 ans chez Danone, où il a longtemps été le bras droit de Franck Riboud, Emmanuel Faber en est devenu le charismatique DG en 2014 puis PDG, avant son éviction en 2021, suite à une fronde très médiatisée d’actionnaires activistes. Six mois plus tard, Emmanuel Faber a rejoint, en tant qu'associé, Astanor Ventures, un fonds de capital-risque spécialisé dans les jeunes pousses de l'agriculture et de l'alimentation. Moins de deux mois après, il est sollicité lors de la COP26 pour prendre la tête de l’ISSB (International Sustainability Standards Board), l’organisme international chargé de créer et déployer des normes comptables intégrant les enjeux climatiques et sociaux. Un poste taillé sur mesure pour celui qui fait de la mesure et de la prise en compte de l’impact des entreprises son sacerdoce.
Vous arrivez au terme de votre mandat de trois ans à la tête de l’ISSB, quel bilan en tirez-vous ?
Emmanuel Faber : L'ISSB est né en 2021, lors de la COP26 de Glasgow. C'est un organisme d'intérêt public au service du fonctionnement de la finance mondiale. Il a été créé à l’instigation de différentes organisations internationales : G7, G20, OCDE, Banque Mondiale, FMI et est logé au sein de la Fondation IFRS (International Financial Reporting Standards), qui définit les normes comptables en vigueur dans 144 pays.
Avec l'ISSB, l'idée est d'intégrer au sein même des comptes annuels des indicateurs capables de montrer clairement comment les entreprises sont exposées aux risques de durabilité et comment elles les gèrent dans les domaines extra-financiers, sociaux, sociétaux et environnementaux. Aujourd'hui, il existe des centaines de référentiels dans le monde. Les entreprises choisissent ceux qui les arrangent et les abandonnent quand ça ne les arrange plus. Ce que nous avons créé, c'est un référentiel unique.
Dans un premier temps, il requiert des entreprises, qu’au-delà de leurs propres comptes consolidés, elles examinent, en amont et en aval de leur activité, l'intégralité de leur chaîne de valeur. Le deuxième temps de cet exercice est le stress test de cet écosystème de l’entreprise par des scénarios climat. Vous avez une usine ? Tout va bien aujourd'hui. Mais dans 10 ou 15 ans, à cet endroit-là, la température aura monté de 3 degrés, et il n'y aura plus assez d'eau à certains moments de l’année pour la faire tourner à sa capacité nominale. Ces scénarios permettent de faire apparaître des questions de résilience dans tous les domaines, qui sont autant d’avantages concurrentiels à recréer le cas échéant.
Le dernier pas, c’est la connexion avec les résultats financiers. Notre outil est un langage de comptabilité, extrait et appliqué au climat et au social, qui décrit les effets anticipés et actuels de ces risques et de ces opportunités, de ces impacts, de ces dépendances, de ces relations dans les écosystèmes, sur les comptes financiers. Dans le cas de l’usine précédente, la question de sa fermeture et de son remplacement par un site pérenne peut se poser, et les paramètres financiers de cette probabilité apparaissent dès aujourd’hui. Concrètement, par exemple, l’impossibilité de l’usine de tourner à sa capacité nominale peut devoir se traduire par une provision dans les comptes pour amortissement accéléré d’une partie de ses équipements. Voire par l’explicitation des coûts de sa fermeture, de reconversion et des coûts sociaux à anticiper dans un tel scénario.
Avec cet outil, on va faire en sorte que la finance, aujourd'hui aveugle à l'ensemble de tout cela, ait les éléments d'information et de transparence fiables, comparables, auditables pour accélérer sa transition. Si bien qu’au sein d’un même secteur, l’entreprise aura l’obligation et la capacité d’expliquer sa gestion de ce risque, sa stratégie et la résilience qui en découle, relative à ses concurrents. Et donc, elle bénéficiera d’un coût du capital favorable ou défavorable par rapport à ses concurrents. Les banques, les assurances et les investisseurs pourront mieux anticiper les risques. C’est donc un cercle vertueux qui se met en place.
Comment a été accueillie cette démarche, notamment en Europe qui met en place un autre système de normes, la directive européenne Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), qui concerne toutes les entreprises, petites et grandes ?
La vitesse de propagation des normes de l’ISSB est au-delà de tout ce qu'on pouvait imaginer. Nous avons publié nos normes en juin 2023. Elles ont été homologuées le mois suivant par l’IOSCO. Un an et trois mois plus tard, près de 30 pays, au-delà de l'Europe, sont en train de les mettre en œuvre. Cela couvre déjà 57% du PIB mondial, 40% de la capitalisation boursière, et plus de la moitié des émissions de gaz à effet de serre mondiales. Nos normes intègrent les impacts de l’environnement économique, social et naturel sur l’entreprise ainsi que l’impact de l’entreprise sur son écosystème, dans la mesure où ces impacts peuvent influencer son accès à ses ressources financières. Notre théorie du changement est la mobilisation de la finance mondiale comme moteur de la transition, par un outil qui informe précisément ses décisions.
Tout en incorporant nos référentiels, la CSRD a d’autres objectifs et son dispositif intègre de nombreux éléments de politiques publiques de l’UE, qui a fixé par ailleurs leur application à des entreprises de taille très modeste. Les pays qui adoptent les normes ISSB représentant déjà la moitié du commerce extérieur Européen, et nos normes climatiques étant équivalentes à celles de la CSRD, nous facilitons l’application de la CSRD dans les chaînes de valeur. A l’inverse, l’intégration croissante de notre référentiel en Europe devient un vrai enjeu de compétitivité pour l’économie Européenne.
Vous avez décidé de poursuivre pour un nouveau mandat de trois ans, quelle sera votre nouvelle feuille de route ?
J’ai accepté de rempiler pour accélérer le développement de nos normes. Car une fois que l’on aura couvert la moitié de la capitalisation mondiale et peut-être les deux tiers du PIB, le point de bascule se fera vers une adoption généralisée. Une de nos priorités sera les pays émergents. Je passe beaucoup de temps en Afrique, en Asie, pour discuter du rôle des normes dans l’accès à des capitaux qui auront de l'impact pour un développement économique plus résilient.
L’autre chantier est le travail du FSB, le Financial Stability Board du G20 et du comité de Bâle de supervision bancaire, mis en place après la crise des subprimes, qui a choisi l’année dernière les normes ISSB pour faire évoluer ses critères de solvabilité et de résilience des banques, pour y intégrer les aspects climatiques, notamment. Le sujet est stratégique pour les assureurs, au moment où la facture des catastrophes naturelles rend inassurables certains risques. En Californie, par exemple, les plus grands assureurs refusent désormais de couvrir les habitations sur les incendies et les dégâts des eaux, ce qui provoque des faillites des propriétaires dont le prêt immobilier est adossé à une assurance obligatoire.
Le troisième chantier est de décliner les normes des entreprises privées aux États et aux collectivités publiques. C’est un changement de paradigme pour le secteur public. L’ International Public Sector Accounting Standard Board (IPSASB) a décidé le mois dernier d’utiliser nos normes pour ajouter des normes climatiques à la comptabilité des Etats. C’est capital car la dette souveraine représente 40% de la dette obligataire mondiale. Et il y va de la compétitivité économique et écologique des Etats.
Au-delà de l’ISSB, vous êtes très investi dans des projets à fort impact. Comment cela se matérialise-t-il ?
Je crois beaucoup aux modèles hybrides qui consistent à combiner des fonds publics et privés pour créer des zones d'impact accéléré. L'argent public peut «dé-risquer» l'argent privé, permettant ainsi de prolonger son impact et de prendre plus de risques. Cela s'appelle blended finance ou outcome-based finance. Ces schémas commencent à être pratiqués par l'AFD et d'autres institutions et désormais au sein de fonds d’investissements spécialisés très innovants. L’ingéniérie en est complexe mais peut être très efficace.
Un exemple de projet hybride réussi est le Contrat à Impact Social, né en Angleterre il y a 20 ans. Un entrepreneur social a proposé un projet pour réduire la récidive des prisonniers. Ronald Cohen, le fondateur du fonds Apax, un philanthrope, a aidé à monter ce projet. Au terme de l’expérience, très positive, le contrat d'impact social a permis de partager la monétisation des bénéfices sociaux entre les investisseurs et le gouvernement du county, qui a économisé concrètement de l’argent public par la réduction massive de la récidive (le coût d’une journée en prison est connu), et a reversé à l’entreprise sociale une partie des économies mesurables réalisées.
En France, des projets similaires ont été réalisés, comme récemment celui de l’initiative d’Article 1 contre le décrochage scolaire visant 100 000 jeunes sur 5 ans. BNPParibas a assuré l’ingéniérie du contrat d’impact social, et il a fallu que la philanthropie privée vienne contre-garantir l'État français sur le succès de l'opération. Ce qui amènera deux ministères à verser une contrepartie financière aux investisseurs sociaux en fonction de la réussite mesurée sur des indicateurs précis, mesurés par un évaluateur indépendant. Bien que complexe, ces contrats montrent que l'innovation et la philanthropie peuvent faire avancer les politiques publiques, à un moment où le système budgétaire et de comptabilité publique est encore complètement inadapté à ces impératifs de transition.
Mais il y a aussi un rôle pour les entreprises. En 2011, nous avons co-fondé l'Action Tank Entreprise et Pauvreté avec Martin Hirsch, alors Haut-Commissaire aux Solidarités Actives et lancé le Programme Malin avec la marque Blédina et la Croix-Rouge. Blédina a abandonné sa marge pour permettre aux enfants vivant sous le seuil de pauvreté d'accéder à des produits alimentaires de qualité via des bons de réduction. Ce projet a pris 6 à 7 ans à se concrétiser à l’échelle en raison de multiples complexités administratives et fiscales. En juillet 2018, le Président de la République a annoncé son Plan Pauvreté, incluant ce projet comme mesure phare pour les enfants. Finalement, le projet a été intégré dans la loi, permettant aux caisses d'allocations familiales (CAF) d’inscrire directement les parents pour leur donner accès à ces bons. Ainsi, le nombre de bénéficiaires est passé de quelques milliers à plus de 100 000 enfants.
Quelles leçons tirez-vous de votre éviction du poste de PDG chez Danone ?
Le lendemain de l’annonce du plan social «Local First», il y a quatre ans, je suis invité à la matinale de Léa Salamé, sur France Inter. Alors que je raconte le contexte de ce plan, utilisé par des activistes pour exiger mon départ, elle me demande : "N'avez-vous pas peur de perdre votre job ?" Je lui réponds : "Non. Ce dont j’ai peur, c’est de mal le faire » .
Je ne suis plus patron de Danone. Mais début 2024, les syndicats m’appellent pour m’annoncer que le volet «Future Skills » du plan Local First, épargnant de toutes conséquences les 20 % des salariés les plus vulnérables dans tous les pays concernés en les formant aux métiers du futur, a fait l’objet d’un accord mondial signé à Londres, entre Danone et l’union internationale des syndicats, l’UITA, les inscrivant désormais comme principes fondamentaux de la politique RH de l’entreprise.
Être patron d’une entreprise du CAC 40 n'a jamais été mon objectif. Je ne l'ai pas demandé, on me l'a proposé. J’ai demandé trois semaines avant d'accepter, je suis parti grimper en montagne. À mon retour, j'ai décidé, et dit que ce serait un engagement au nom du projet que nous portions. Je n’imaginais pas que nous irions aussi loin que ce que nous avons pu faire. Et cet impact dépasse mon départ, évidemment.
Ce que je fais aujourd'hui, c'est absolument unique. Un privilège pour moi. Depuis mes 26 ans, je réfléchis sur ces questions d’action, d’activisme et d’engagement, sur le rôle de la finance. Mon premier livre, écrit en banque d'affaires en 1992, portait déjà sur ces sujets. Le deuxième est sorti en 2011, et le troisième Ouvrir une voie, je l'ai écrit tranquillement dans un refuge de montagne en 2021. Ma liberté est fondamentale. Je ne sais pas faire sans elle. Tant de raisonnements et d'attitudes sont biaisés quand elle n’est plus là. Je pense profondément que les patrons ont un devoir d’utopie et un droit au pragmatisme.
Une leçon simple de cette affaire est que le levier du changement des conseils d’administration est fondamental. Les conseils en France manquent de véritable diversité. Quand vous êtes dans de nombreux conseils, il y a forcément des conflits d'intérêts. J’avais d’ailleurs choisi de n’être membre d’aucun autre conseil lorsque j’étais PDG. Pour avancer sur ce sujet, il y a une solution très simple. Je l'ai déjà proposée : diviser par deux la taille des conseils. On gagnera en diversité et en compétences. Et sur ce point, une étude mondiale de PWC en 2022 a révélé que 75% des membres de Comités Exécutifs estiment que leur conseil d'administration n’est pas au niveau sur les enjeux climatiques.
Donald Trump vient d’être élu 47e président des États-Unis. Peut-il être un obstacle pour la généralisation des normes d’impact ?
Joker ! (rires). Ce que nous sommes en train de développer dans des milliers d’entreprises dans plus de 30 pays répond à un besoin fondamental de l'économie. Ce n’est pas de la politique. Il s'agit d’améliorer la fluidité, la transparence, l’ajustement des prix du capital, la stabilité des systèmes assuranciels et bancaires, la stabilité macroéconomique et de compétitivité pour le commerce extérieur. Les risques climatiques se fichent pas mal des consensus politiques et ils impactent déjà lourdement des pans entiers de nos économies, les supply-chains et les taux d’inflation : événements climatiques extrêmes, sécheresses, canicules, manque d’eau, incendies et inondations montent partout dans le monde. Nos outils ne sont pas politiques, ce sont des outils de pilotage des entreprises et de la finance nécessaires dans un environnement dont le changement s’accélère.
Au demeurant, si dans cinq ans, ces normes sont établies comme des pratiques courantes, elles ne seront moins sujettes à des débats politiques. Mon objectif est que les acteurs du marché et les régulateurs adoptent ces outils pour accomplir leur véritable fonction systémique. Et cela permettra aux marchés financiers de devenir de véritables alliés des politiques publiques, en allouant du capital à l’échelle. Car il suffit de dériver 1% par an de la capitalisation mondiale avec ces outils pour orienter 4 000 milliards d’euros chaque année au profit de la transition.
Bio express d'Emmanuel Faber
1986 : Diplômé d’HEC. Consultant chez Bain & Company, puis à la banque Barings et pour Legris Industries.
1997 : Arrivée chez Danone. Il dirige les finances du groupe pour la zone Asie, avant de devenir DG en 2014 et PDG en 2017.
Depuis 2021 : Président de l’ISSB, associé chez Astanor Ventures et administrateur du musée du Louvre. PHO
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